CAMUS Albert

Tombe Camus Lourmarin Vaucluse

Tombe d’Albert Camus à Lourmarin, Vaucluse, France

« Un jour vient où, à force de raideur, plus rien n’émerveille, tout est connu, la vie se passe à recommencer. C’est le temps de l’exil, de la vie sèche, des âmes mortes. Pour revivre, il faut une grâce, l’oubli de soi ou une patrie.»
— Les Noces, 1938

« L’espoir, au contraire de ce qu’on croit, équivaut à la résignation. Et vivre, c’est ne pas se résigner.»
— Ibid.

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« A midi, sur les pentes à demi sableuses et couvertes d’héliotropes comme d’une écume qu’auraient laissée en se retirant les vagues furieuses des derniers jours, je regardais la mer qui, à cette heure, se soulevait à peine d’un mouvement épuisé et je rassasiais les deux soifs qu’on ne peut tromper longtemps sans que l’être se dessèche, je veux dire aimer et admirer.
Car il y a seulement de la malchance à n’être pas aimé ; il y a du malheur à ne point aimer. Nous tous, aujourd’hui, mourons de ce malheur. C’est que le sang, les haines décharnent le cœur lui-même ; la longue revendication de la justice épuise l’amour qui pourtant lui a donné naissance. Dans la clameur où nous vivons, l’amour est impossible et la justice ne suffit pas. C’est pourquoi l’Europe hait le jour et ne sait qu’opposer l’injustice à elle-même. Mais pour empêcher que la justice se racornisse, beau fruit orange qui ne contient qu’une pulpe amère et sèche, je redécouvrais à Tipasa qu’il fallait garder intactes en soi une fraîcheur, une source de joie, aimer le jour qui échappe à l’injustice, et retourner au combat avec cette lumière conquise. Je retrouvais ici l’ancienne beauté, un ciel jeune, et je mesurais ma chance, comprenant enfin que dans les pires années de notre folie le souvenir de ce ciel ne m’avait jamais quitté. C’était lui qui pour finir m’avait empêché de désespérer. J’avais toujours su que les ruines de Tipasa étaient plus jeunes que nos chantiers ou nos décombres. Le monde y recommençait tous les jours dans une lumière toujours neuve. Ô lumière ! c’est le cri de tous les personnages placés, dans le drame antique, devant leur destin. Ce recours dernier était aussi le nôtre et je le savais maintenant. Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible.»

– »L’Eté », extrait du « Retour à Tipasa », 1952

« La liberté, ce n’est pas l’espoir de l’avenir.
 C’est le présent et l’accord avec les êtres et le monde, dans le présent. »
—  Carnets III

Albert CAMUS aurait eu 100 ans le 7 novembre 2013

Né le 7 novembre 1913 à Annaba (au Nord-Est de Constantine en Algérie) autrefois Bône (pendant la colonisation) et Hippone dans l’Antiquité, alors foyer du christianisme sous l’influence de Saint Augustin (396-430)

« Il n’y a pas de vie sans dialogue. Et sur la plus grande partie du monde, le dialogue est remplacé aujourd’hui par la polémique. Le XXeme siècle est le siècle de la polémique et de l’insulte. Elle tient, entre les nations et les individus, et au niveau même des disciplines autrefois désintéressées, la place que tenait traditionnellement le dialogue réfléchi. Des milliers de voix, jour et nuit, poursuivant chacune de son côté un tumultueux monologue, déversent sur les peuples un torrent de paroles mystificatrices, attaques, défenses, exaltations. Mais quel est le mécanisme de la polémique ? Elle consiste à considérer l’adversaire en ennemi, à le simplifier par conséquent et à refuser de le voir. Celui que j’insulte, je ne connais plus la couleur de son regard, ni s’il lui arrive de sourire et de quelle manière. Devenus aux trois quarts aveugles par la grâce de la polémique, nous ne vivons plus parmi des hommes, mais dans un monde de silhouettes. »

— Extrait d’une conférence de 1948, in Actuelles 1, Gallimard). Cité par A.Boissinot, Les textes argumentatifs, p.11.

Extrait d’un ouvrage d’Edward Wilson, professeur de sociobiologie à Harvard :

Quand nous aurons suffisamment progressé pour nous expliquer en termes mécanistes [tels qu’ils étaient énoncés par certains philosophes grecs : libérer l’homme de la peur, des dieux et de l’au-delà pour lui permettre de mener une vie sage et responsable], et que les sciences sociales seront totalement épanouies, le résultat auquel nous nous trouverons confrontés risque de ne pas être aisé à accepter. Il semble donc approprié d’achever ce livre ainsi qu’il a commencé, avec ce sombre pressentiment d’Albert Camus : «Un monde qui peut être expliqué,  fût-ce par de mauvaises raisons, est un monde familier. Mais en revanche, dans un univers privé d’illusions et de lumière, l’homme se sent un étranger. Son exil est sans remède étant donné qu’il est privé du souvenir d’un foyer perdu ou de l’espoir d’une terre promise». C’est malheureusement exact. Mais nous disposons encore d’une centaine d’années.

[In : Edward Wilson • La sociobiologie- Ed° du Rocher – 1987 – p. 582]

« Oui, j’ai une patrie : la langue française
— Carnets II, janvier 1942-mars 1951, Albert Camus, éd. Gallimard, 1964, p. 337.
Voir sur cette citation la séance publique de l’Académie Française : Discours d’Hélène Carrère d’Encausse

Éditorial de « Combat »,
journal clandestin de la Résistance, du 8 août 1945

« Le monde est ce qu’il est, c’est-à-dire peu de chose. C’est ce que chacun sait depuis hier grâce au formidable concert que la radio, les journaux et les agences d’information viennent de déclencher au sujet de la bombe atomique.

On nous apprend, en effet, au milieu d’une foule de commentaires enthousiastes que n’importe quelle ville d’importance moyenne peut être totalement rasée par une bombe de la grosseur d’un ballon de football. Des journaux américains, anglais et français se répandent en dissertations élégantes sur l’avenir, le passé, les inventeurs, le coût, la vocation pacifique et les effets guerriers, les conséquences politiques et même le caractère indépendant de la bombe atomique. Nous nous résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques.

En attendant, il est permis de penser qu’il y a quelque indécence à célébrer ainsi une découverte, qui se met d’abord au service de la plus formidable rage de destruction dont l’homme ait fait preuve depuis des siècles. Que dans un monde livré à tous les déchirements de la violence, incapable d’aucun contrôle, indifférent à la justice et au simple bonheur des hommes, la science se consacre au meurtre organisé, personne sans doute, à moins d’idéalisme impénitent, ne songera à s’en étonner.

Les découvertes doivent être enregistrées, commentées selon ce qu’elles sont, annoncées au monde pour que l’homme ait une juste idée de son destin. Mais entourer ces terribles révélations d’une littérature pittoresque ou humoristique, c’est ce qui n’est pas supportable.

Déjà, on ne respirait pas facilement dans un monde torturé. Voici qu’une angoisse nouvelle nous est proposée, qui a toutes les chances d’être définitive. On offre sans doute à l’humanité sa dernière chance. Et ce peut-être après tout le prétexte d’une édition spéciale. Mais ce devrait être plus sûrement le sujet de quelques réflexions et de beaucoup de silence.

Au reste, il est d’autres raisons d’accueillir avec réserve le roman d’anticipation que les journaux nous proposent. Quand on voit le rédacteur diplomatique de l’Agence Reuter annoncer que cette invention rend caducs les traités ou périmées les décisions mêmes de Potsdam, remarquer qu’il est indifférent que les Russes soient à Koenigsberg ou la Turquie aux Dardanelles, on ne peut se défendre de supposer à ce beau concert des intentions assez étrangères au désintéressement scientifique.

Qu’on nous entende bien. Si les Japonais capitulent après la destruction d’Hiroshima et par l’effet de l’intimidation, nous nous en réjouirons.

Mais nous nous refusons à tirer d’une aussi grave nouvelle autre chose que la décision de plaider plus énergiquement encore en faveur d’une véritable société internationale, où les grandes puissances n’auront pas de droits supérieurs aux petites et aux moyennes nations, où la guerre, fléau devenu définitif par le seul effet de l’intelligence humaine, ne dépendra plus des appétits ou des doctrines de tel ou tel État.

Devant les perspectives terrifiantes qui s’ouvrent à l’humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille d’être mené. Ce n’est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir définitivement entre l’enfer et la raison. »

Albert Camus

« La logique du révolté est … de s’efforcer au langage clair pour ne pas épaissir le mensonge universel »
— L’homme révolté

« Mal nommer un objet c’est ajouter au malheur de ce monde, car le mensonge est justement la grande misère humaine, c’est pourquoi la grande tâche humaine correspondante sera de ne pas servir le mensonge.»
— In : « Sur une philosophie de l’expression », compte rendu de l’ouvrage de Brice Parain, Recherches sur la nature et la fonction du langage, éd. Gallimard, in Poésie 44, n° 17, p. 22.

« La vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent.»
— L’homme révolté

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https://www.cairn.info/revue-etudes-2003-9-page-227.htm

 

La Peste

« Le docteur ouvrit la fenêtre et le bruit de la ville s’enfla d’un coup. D’un atelier voisin montait le sifflement bref et répété d’une scie mécanique. Rieux se secoua. Là était la certitude, dans le travail de tous les jours. Le reste tenait à des fils et à des mouvements insignifiants, on ne pouvait s’y arrêtéer. L’essentiel était de bien faire son métier.»
— La Peste, Folio Gallimard, 1947, p. 44

« Je n’ai pas de goût pour l’héroïsme et la sainteté. Ce qui m’intéresse, c’est d’être un homme.»
— Op. Cit, p ?

« Rieux montait déjà l’escalier. Le grand ciel froid scintillait au-dessus des maisons et, près des collines, les étoiles durcissaient comme des silex. Cette nuit n’était pas si différente de celle où Tarrou et lui étaient venus sur cette terrasse pour oublier la peste. La mer était plus bruyante qu’alors, au pied des falaises. L’air était immobile et léger, délesté des souffles salés qu’apportait le vent tiède de l’automne. La rumeur de la ville, cependant, battait toujours le pied des terrasses avec un bruit de vagues. Mais cette nuit était celle de la délivrance, et non de la révolte. Au loin, un noir rougeoiement indiquait l’emplacement des boulevards et des places illuminés. Dans la nuit maintenant libérée, le désir devenait sans entraves et c’était son grondement qui parvenait jusqu’à Rieux.

Du port obscur montèrent les premières fusées des réjouissances officielles. La ville les salua par une longue et sourde exclamation. Cottard, Tarrou, ceux et celle que Rieux avait aimés et perdus, tous, morts ou coupables, étaient oubliés. Le vieux avait raison, les hommes étaient toujours les mêmes. Mais c’était leur force et leur innocence et c’est ici que, par-dessus toute douleur, Rieux sentait qu’il les rejoignait. Au milieu des cris qui redoublaient de force et de durée, qui se répercutaient longuement jusqu’au pied de la terrasse, à mesure que les gerbes multicolores s’élevaient plus nombreuses dans le ciel, le docteur Rieux décida alors de rédiger le récit qui s’achève ici, pour ne pas être de ceux qui se taisent, pour témoigner en faveur de ces pestiférés, pour laisser du moins un souvenir de l’injustice et de la violence qui leur avaient été faites, et pour dire simplement ce qu’on apprend au milieu des fléaux, qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser.

Mais il savait cependant que cette chronique ne pouvait pas être celle de la victoire définitive. Elle ne pouvait être que le témoignage de ce qu’il avait fallu accomplir et que, sans doute, devraient accomplir encore, contre la terreur et son arme inlassable, malgré leurs déchirements personnels, tous les hommes qui, ne pouvant être des saints et refusant d’admettre les fléaux, s’efforcent cependant d’être des médecins.

Écoutant, en effet, les cris d’allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse.»
— La Peste, excipit.

Après un certain âge, tout homme est responsable de son  visage.
— La Chute (1956)

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Lettres à un ami allemand

« Qu’est-ce que l’homme ? […] Il est cette force qui finit toujours par balancer les tyrans et les dieux. »
— Lettres à un ami allemand, p.39, Folio n°2226

« Je continue à croire que ce monde n’a pas de sens supérieur. Mais je sais que quelque chose en lui a du sens et c’est l’homme, parce qu’il est le seul être à exiger d’en avoir. Ce monde a du moins la vérité de l’homme et notre tâche est de lui donner ses raisons contre le destin lui-même. »
— Op. Cité p.71

Essais

« Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie ». (p.99)

« L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde ». (pp.117-118)

—Essais, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965

Albert Camus, « un sobre et pur artiste » récompensé

LE MONDE | 18.10.1957
L’académicien Emile Henriot salue, dans « Le Monde », la décision de l’académie du Nobel de récompenser l’auteur de « la Peste » et « la Chute », « un directeur de conscience publique » à l' »intransigeante fermeté ».

« C’est un grand honneur que les académiciens de Stockholm font à notre pays, en ce moment affaibli, discuté, critiqué, admiré et aimé quand même, en attribuant le prix Nobel à Albert Camus. Il est un des hommes dont la pensée et le talent honorent la France, et c’est beau que ce titre lui soit reconnu avec un tel éclat à l’étranger. Les hautes qualités littéraires de son œuvre lui ont, avec cinq ou six livres importants, mérité sans conteste la place qu’il occupe au premier rang de nos écrivains, et du Mythe de Sisyphe à la Peste, à la Chute, à l’Homme révolté, ses écrits nous ont assez donné l’occasion de dire l’affectueuse admiration où nous tenons ce sobre et ce pur artiste pour n’avoir pas à revenir, en ce jour heureux, sur la vigueur, la précision et le ramassé de son style, dont les vertus ont évidemment fait apprécier hors frontières ce bon écrivain de chez nous. Mais nous ne pouvons pas douter que ce ne soit surtout pour son message spirituel et l’intransigeante fermeté de ce directeur de conscience publique qu’il aura été retenu et finalement choisi entre plusieurs.

C’est en effet le moraliste que les juges suédois ont choisi pour le proposer en exemple, à travers leur flatteuse récompense. Le moraliste, chez Camus, est représentatif d’une façon de penser moderne, qui n’existait encore que virtuellement avant la guerre, et que les confusions qui l’ont suivie ont avérée neuve et nécessaire. En même temps il reste de la grande lignée des moralistes de notre tradition, toujours aptes à repenser en nouveaux termes l’éternelle morale, quand la morale du jour s’est effritée et décomposée, ou seulement quand elle est devenue inopérante en face des nouveaux constats d’une réalité modifiée. Au milieu du désastre, de la destruction et de la révolution universelle des années 40 où notre monde, volens, nolens, a fait peau neuve, et dans la discussion que ces changements ont provoquée, Albert Camus, inconnu la veille et révélé en 1942 par son livre de début, l’Étranger, a été l’un des premiers témoins de la crise morale qui, à travers les vicissitudes, les aberrations et les cruautés de la guerre, a affecté l’homme effaré du monde incompréhensible et absurde où il survivait, une fois effondrés les principes, les croyances et les certitudes qui le soutenaient jusque-là.

Le scandale a été grand dans les esprits, en 1942, devant la thèse de l’Étranger, où était racontée l’histoire d’un misérable abandonné, sans foi, sans loi, sans obéissance, sans raison intelligible d’agir, ignorant du mal et du bien, porté au crime sans méchanceté comme il était mené à l’échafaud sans possibilité d’expliquer son acte, étranger à toute chose et à lui-même dans l’univers inexplicable. Ce roman de la négation et du désespoir eût été simplement atroce si, à la même date, Albert Camus n’avait montré dans le Mythe de Sisyphe l’homme capable de se réinventer une morale en considérant la noblesse de l’effort humain pris en soi, et sans autre fin que lui-même, et la stoïque acceptation de ce courage à lui imposé et volontairement soutenu ; le destin est affaire d’homme, à régler entre hommes. La Peste devait ajouter à cette conception existentialiste de l’effort humain du solitaire solidaire une signification de valeur, en lui désignant un objet : le service de l’homme. Est-il besoin de rappeler l’anecdote de ce livre devenu célèbre ? A travers la peste qui ravageait une cité était exalté le dévouement de quelques-uns travaillant à contenir et à maîtriser le fléau. Cette peste était symbolique : elle pouvait figurer la guerre où tout le monde était inexorablement engagé, les sévices de l’occupation, on ne sait quel désastre à venir, contre lequel devait généreusement s’employer la bonne volonté purement terrestre des meilleurs Ainsi, après avoir rejoint les stoïques de l’Antiquité, Camus retrouvait cet amour fraternel des hommes que le christianisme appelle charité ; et lui-même, devant l’exercice de cette vertu détachée de tout fondement métaphysique, posait l’émouvante question de savoir si, limitée au monde clos des hommes, il pouvait y avoir une sainteté sans l’espoir d’une récompense, une bonté laïque sans Dieu. Camus, qui ne veut être qu’un homme et qui ne connaît que la terre, est allé sans concession au bout de son agnosticisme. Aucun espoir surnaturel ne l’illumine et ne le porte. Mais ses préoccupations élevées sur le thème du bien et du mal sont d’un esprit religieux, sans religion, qui n’a pas été touché par la grâce. Le sera-t-il jamais ? Il se peut que nous le voyions un jour, sans bruit, sans éclat, entrer désespérément au couvent ou s’enfermer dans une trappe. Il n’y sera pas apaisé ; il sera toujours le Camus intransigeant et tourmenté que nous entendons protester sans cri dans ses livres contre le malheur immérité de tous les hommes.

L’écrivain français reçoit officiellement le Prix Nobel de littérature, le 10 décembre 1957, à Stockholm, est applaudi par la famille royale – le prince Bertil, la reine Louise, le roi Gustave-Adolphe, la princesse Margaretha et le prince Wilhelm.
Je dis : protester sans cri, car ce moraliste, et c’est sa force, est habituellement, dans son absolutisme, des plus calmes. Mais il n’est pas toujours sans sarcasme, et en sa noble ascension de livre en livre, depuis l’Étranger, nous ne l’aurons vu qu’une fois manquer un barreau de l’échelle, dans son avant-dernier ouvrage, intitulé précisément la Chute, où un surcroît de pessimisme, à l’occasion d’une canaille, lui fait aveuglément incriminer de la même culpabilité tous les hommes ; comme si cet athée faisait sienne aussi la croyance au péché originel dont nul ne pourrait être indemne. C’est le seul endroit de son œuvre où il est permis de ne pas le suivre. Beaucoup de ses admirateurs aiment mieux ses colères que ses ricanements.

C’est aussi pourquoi le plus beau livre de Camus reste pour nous l’Homme révolté, où il a osé se montrer le plus audacieux, le plus libre, en développant ce thème, sujet à frictions, que si le droit absolu de l’homme est dans sa révolte il a le droit au premier chef de se révolter contre la révolution elle-même lorsque celle-ci, ayant abattu toutes tyrannies, devient tyrannie à son tour. Prométhée ayant vaincu Zeus pour le bien des hommes a fini par s’emparer du pouvoir céleste pour contraindre par la force l’humanité à son bonheur. Et il n’y a pas de bonheur forcé, parce qu’il n’y a pas de tyrannie bienfaisante. Cette vue profonde d’Albert Camus, parfaitement logique avec lui-même, n’a pas reçu l’adhésion loin de là, de ceux pour qui le bonheur collectif, fût-il accompagné de satellites, ne peut être assuré que par le despotisme d’un parti. Il n’est pas défendu de croire que cette position défensive de l’individuel n’a pas peu contribué au choix des juges de Stockholm, qui n’aiment pas non plus la violence.

Au moment où Albert Camus est l’objet de cette consécration retentissante, il semble opportun de rappeler un trait qui l’honore et qui explique sa retraite hors du champ de bataille des idées, où il avait vigoureusement tenu son rôle jusque-là, à la tête de Combat, dans le journalisme d’opinion. Convaincu que toute action politique, de par son totalitarisme, débouche aujourd’hui sur le meurtre, et qu’aucune idéologie ne donne le droit de tuer, de nous-mêmes ou par consentement tacite. Camus en sortant de lice a honnêtement spécifié la raison de son attitude, sur son refus de tuer l’adversaire, rendant inutile par là une discussion qui ne pouvait être terminée que par la mort d’un des opinants. A ne plus parler que seul désormais, par le livre et hors des exagérations de la polémique, la leçon de cet honnête homme n’en a pas été moins entendue. Il est bon que ce soit l’étranger qui nous la renvoie, si hautement mise en lumière, pour nous faire admettre à nous-mêmes que la France mérite toujours d’être écoutée, quand elle met d’accord le cœur et la raison, comme l’auteur du Mythe de Sisyphe.»

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DISCOURS du 10 Décembre 1957 (Attribution du Prix Nobel)

Ce discours a été prononcé, selon la tradition, à l’Hôtel de Ville de Stockholm, à la fin du banquet qui clôturait les cérémonies de l’attribution des prix Nobel.
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En recevant la distinction dont votre libre Académie a bien voulu m’honorer, ma gratitude était d’autant plus profonde que je mesurais à quel point cette récompense dépassait mes mérites personnels. Tout homme et, à plus forte raison, tout artiste, désire être reconnu. Je le désire aussi. Mais il ne m’a pas été possible d’apprendre votre décision sans comparer son retentissement à ce que je suis réellement. Comment un homme presque jeune, riche de ses seuls doutes et d’une œuvre encore en chantier, habitué à vivre dans la solitude du travail ou dans les retraites de l’amitié, n’aurait-il pas appris avec une sorte de panique un arrêt qui le portait d’un coup, seul et réduit à lui-même, au centre d’une lumière crue ? De quel cœur aussi pouvait-il recevoir cet honneur à l’heure où, en Europe, d’autres écrivains, parmi les plus grands, sont réduits au silence, et dans le temps même où sa terre natale connaît un malheur incessant ?

J’ai connu ce désarroi et ce trouble intérieur. Pour retrouver la paix, il m’a fallu, en somme, me mettre en règle avec un sort trop généreux. Et, puisque je ne pouvais m’égaler à lui en m’appuyant sur mes seuls mérites, je n’ai rien trouvé d’autre pour m’aider que ce qui m’a soutenu, dans les circonstances les plus contraires, tout au long de ma vie : l’idée que je me fais de mon art et du rôle de l’écrivain. Permettez seulement que, dans un sentiment de reconnaissance et d’amitié, je vous dise, aussi simplement que je le pourrai, quelle est cette idée.

Je ne puis vivre personnellement sans mon art. Mais je n’ai jamais placé cet art au-dessus de tout. S’il m’est nécessaire au contraire, c’est qu’il ne se sépare de personne et me permet de vivre, tel que je suis, au niveau de tous. L’art n’est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige donc l’artiste à ne pas s’isoler ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. Et celui qui, souvent, a choisi son destin d’artiste parce qu’il se sentait différent, apprend bien vite qu’il ne nourrira son art, et sa différence, qu’en avouant sa ressemblance avec tous. L’artiste se forge dans cet aller retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s’arracher. C’est pourquoi les vrais artistes ne méprisent rien ; ils s’obligent à comprendre au lieu de juger. Et, s’ils ont un parti à prendre en ce monde, ce ne peut être que celui d’une société où, selon le grand mot de Nietzsche, ne régnera plus le juge, mais le créateur, qu’il soit travailleur ou intellectuel.

Le rôle de l’écrivain, du même coup, ne se sépare pas de devoirs difficiles. Par définition, il ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’histoire : il est au service de ceux qui la subissent. Ou, sinon, le voici seul et privé de son art. Toutes les armées de la tyrannie avec leurs millions d’hommes ne l’enlèveront pas à la solitude, même et surtout s’il consent à prendre leur pas. Mais le silence d’un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations à l’autre bout du monde, suffit à retirer l’écrivain de l’exil, chaque fois, du moins, qu’il parvient, au milieu des privilèges de la liberté, à ne pas oublier ce silence et à le faire retentir par les moyens de l’art.

Aucun de nous n’est assez grand pour une pareille vocation. Mais, dans toutes les circonstances de sa vie, obscur ou provisoirement célèbre, jeté dans les fers de la tyrannie ou libre pour un temps de s’exprimer, l’écrivain peut retrouver le sentiment d’une communauté vivante qui le justifiera, à la seule condition qu’il accepte, autant qu’il peut, les deux charges qui font la grandeur de son métier : le service de la vérité et celui de la liberté. Puisque sa vocation est de réunir le plus grand nombre d’hommes possible, elle ne peut s’accommoder du mensonge et de la servitude qui, là où ils règnent, font proliférer les solitudes. Quelles que soient nos infirmités personnelles, la noblesse de notre métier s’enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir : le refus de mentir sur ce que l’on sait et la résistance à l’oppression.

Pendant plus de vingt ans d’une histoire démentielle, perdu sans secours, comme tous les hommes de mon âge, dans les convulsions du temps, j’ai été soutenu ainsi par le sentiment obscur qu’écrire était aujourd’hui un honneur, parce que cet acte obligeait, et obligeait à ne pas écrire seulement. Il m’obligeait particulièrement à porter, tel que j’étais et selon mes forces, avec tous ceux qui vivaient la même histoire, le malheur et l’espérance que nous partagions. Ces hommes, nés au début de la première guerre mondiale, qui ont eu vingt ans au moment ou s’installaient à la fois le pouvoir hitlérien et les premiers procès révolutionnaires, qui ont été confrontés ensuite, pour parfaire leur éducation, à la guerre d’Espagne, à la deuxième guerre mondiale, à l’univers concentrationnaire, à l’Europe de la torture et des prisons, doivent aujourd’hui élever leurs fils et leurs oeuvres dans un monde menacé de destruction nucléaire. Personne, je suppose, ne peut leur demander d’être optimistes. Et je suis même d’avis que nous devons comprendre, sans cesser de lutter contre eux, l’erreur de ceux qui, par une surenchère de désespoir, ont revendiqué le droit au déshonneur, et se sont rués dans les nihilismes de l’époque. Mais il reste que la plupart d’entre nous, dans mon pays et en Europe, ont refusé ce nihilisme et se sont mis à la recherche d’une légitimité. Il leur a fallu se forger un art de vivre par temps de catastrophe, pour naître une seconde fois, et lutter ensuite, à visage découvert, contre l’instinct de mort à l’œuvre dans notre histoire.

Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. Héritière d’une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd’hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l’intelligence s’est abaissée jusqu’à se faire la servante de la haine et de l’oppression, cette génération a dû, en elle-même et autour d’elle, restaurer, à partir de ses seules négations, un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. Devant un monde menacé de désintégration, où nos grands inquisiteurs risquent d’établir pour toujours les royaumes de la mort, elle sait qu’elle devrait, dans une sorte de course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture, et refaire avec tous les hommes une arche d’alliance. Il n’est pas sûr qu’elle puisse jamais accomplir cette tâche immense, mais il est sûr que, partout dans le monde, elle tient déjà son double pari de vérité et de liberté, et, à l’occasion, sait mourir sans haine pour lui. C’est elle qui mérite d’être saluée et encouragée partout où elle se trouve, et surtout là où elle se sacrifie. C’est sur elle, en tout cas, que, certain de votre accord profond, je voudrais reporter l’honneur que vous venez de me faire.

Du même coup, après avoir dit la noblesse du métier d’écrire, j’aurais remis l’écrivain à sa vraie place, n’ayant d’autres titres que ceux qu’il partage avec ses compagnons de lutte, vulnérable mais entêté, injuste et passionné de justice, construisant son œuvre sans honte ni orgueil à la vue de tous, toujours partagé entre la douleur et la beauté, et voué enfin à tirer de son être double les créations qu’il essaie obstinément d’édifier dans le mouvement destructeur de l’histoire. Qui, après cela, pourrait attendre de lui des solutions toutes faites et de belles morales ? La vérité est mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir. La liberté est dangereuse, dure à vivre autant qu’exaltante. Nous devons marcher vers ces deux buts, péniblement, mais résolument, certains d’avance de nos défaillances sur un si long chemin. Quel écrivain dès lors oserait, dans la bonne conscience, se faire prêcheur de vertu ? Quant à moi, il me faut dire une fois de plus que je ne suis rien de tout cela. Je n’ai jamais pu renoncer à la lumière, au bonheur d’être, à la vie libre où j’ai grandi. Mais bien que cette nostalgie explique beaucoup de mes erreurs et de mes fautes, elle m’a aidé sans doute à mieux comprendre mon métier, elle m’aide encore à me tenir, aveuglement, auprès de tous ces hommes silencieux qui ne supportent dans le monde la vie qui leur est faite que par le souvenir ou le retour de brefs et libres bonheurs.

Ramené ainsi à ce que je suis réellement, à mes limites, à mes dettes, comme à ma foi difficile, je me sens plus libre de vous montrer, pour finir, l’étendue et la générosité de la distinction que vous venez de m’accorder, plus libre de vous dire aussi que je voudrais la recevoir comme un hommage rendu à tous ceux qui, partageant le même combat, n’en ont reçu aucun privilège, mais ont connu au contraire malheur et persécution. Il me restera alors à vous en remercier, du fond du cœur, et à vous faire publiquement, en témoignage personnel de gratitude, là même et ancienne promesse de fidélité que chaque artiste vrai, chaque jour, se fait à lui-même, dans le silence.

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Phrase célèbre citée après la réception du prix Nobel :

« J’ai toujours condamné la terreur. Je dois aussi condamner un terrorisme qui est pratiqué aveuglément, dans les rues d’Alger par exemple, et qui peut un jour frapper ma mère ou ma famille. Je crois en la justice, mais je défendrai ma mère avant de défendre la justice. »

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Le mythe de Sisyphe

Source web : http://www.vialupo.com/verbatim/oeuvres/sisyphe.html

Premier essai philosophique (1942) d’Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe établit pourquoi la vie vaut d’être vécue. Parce que l’homme peut dépasser l’absurdité de son destin par sa lucidité, sa révolte tenace contre sa condition.
Il y a une grandeur à vivre et faire vivre l’absurdité.

Absurde

« L’absurde nait de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde. »

Absurde

« L’absurde est essentiellement un divorce. Il n’est ni dans l’un ni dans l’autre des éléments comparés, il nait de leur confrontation. »

Absurde

« L’absurde, c’est la raison lucide qui constate ses limites. »

Action

« Il vient toujours un temps où il faut choisir entre la contemplation et l’action. Cela s’appelle devenir un homme. Ces déchirements sont affreux. Mais pour un cœur fier, il ne peut y avoir de milieu. Il y a Dieu ou le temps, cette croix ou cette épée. Ce monde a un sens plus haut qui surpasse ses agitations ou rien n’est vrai que ces agitations. Il faut vivre avec le temps et mourir avec lui ou s’y soustraire pour une plus grande vie. Je sais qu’on peut transiger et qu’on peut vivre dans le siècle et croire à l’éternel. Cela s’appelle accepter. Mais je répugne à ce terme et je veux tout ou rien. »

Comprendre

« Comprendre c’est avant tout unifier. »

Conscience

« Tout commence par la conscience et rien ne vaut que par elle. »

Doctrine

« Je comprends alors pourquoi les doctrines qui m’expliquent tout m’affaiblissent en même temps. Elles me déchargent du poids de ma propre vie et il faut bien pourtant que je le porte seul. »

Finalité de l’homme

« Oui l’homme est sa propre fin. Et il est sa seule fin. S’il veut être quelque chose, c’est dans cette vie. »

Moralité

« Elle enseigne qu’un homme se définit aussi bien par ses comédies que par ses élans sincères »

Histoire

« Conscient que je ne puis me séparer de mon temps, j’ai décidé de faire corps avec lui. C’est pourquoi je ne fais tant de cas de l’individu que parce qu’il m’apparaît dérisoire et humilié. Sachant qu’il n’est pas de causes victorieuses, j’ai du goût pour les causes perdues: elles demandent une âme entière, égale à sa défaite comme à ses victoires passagères. Pour qui se sent solidaire du destin de ce monde, le choc des civilisations a quelque chose d’angoissant. J’ai fait mienne cette angoisse en même temps que j’ai voulu y jouer ma partie. Entre l’histoire et l’éternel, j’ai choisi l’histoire parce que j’aime les certitudes. D’elle du moins je suis certain, et comment nier cette force qui m’écrase ? »

Méthodes

« Car les méthodes impliquent des métaphysiques, elles trahissent à leur insu les conclusions qu’elles prétendent parfois ne pas connaître. Ainsi les dernières pages d’un livre sont déjà les premières »

Révolte

« L’une des seules positions philosophiques cohérentes, c’est la révolte. Elle est un confrontement (sic) perpétuel de l’homme et de sa propre obscurité. »

Sens

« Je ne sais pas si ce monde a un sens qui le dépasse. Mais je sais que je ne connais pas ce sens. »

Tragique

« Il n’y a rien de plus tragique que la vie d’un homme heureux.»

Vivre

« Sentir sa vie, sa révolte, sa liberté, et le plus possible, c’est vivre et le plus possible. »

Vouloir

« Vouloir c’est susciter les paradoxes. »

Conférence d’Albert Camus – 1946 – Extrait rapporté de mémoire par Pierre Quillardet (présent le jour de l’événement) :

« Rien ne nous empêche de dénoncer la duperie de ce siècle qui fait mine de courir après l’empire de la raison, alors qu’il ne cherche que les raisons de s’aimer qu’il a perdues.»

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Correspondance d’Albert Camus et Maria Casarès

De MC à AC
« Enfin, quoi que tu fasses, je sais que c’est bien, car j’ai le sentiment profond, depuis que je te connais que tu ne diras jamais quelque chose en désaccord avec ce que es. Or ce que tu es, est ce que j’aurais rêvé d’être si j’étais née homme.»
— Albert Camus, Maria Casarès, Correspondance, 1944-1969, Nrf Gallimard, p. 56

De AC à MC
« Je pensais à toi. Et toute la journée dans une clinique, une vieille femme qui ne savait pas à quel point elle était proche de la mort. Heureusement, il y avait ma mère, qui échappe à tout par la bonté et l’indifférence (c’est par elle que j’ai appris que ça allait très bien ensemble).
— Op. Cit. pp. 86-87

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