VALERY Paul

[1871-1945]

Variation-pastiche sur Blaise Pascal : « Le silence éternel des espaces infinis m’effraie.»
→ « Le vacarme intermittent du petit coin me rassure.»

Au sortir de la Grande Guerre, Valéry écrit, prémonitoire : « Les grandes vertus des peuples Allemands ont engendré plus de maux que l’oisiveté jamais n’a créé de vices ». Il finit en s’interrogeant : « Savoir et Devoir, vous êtes donc suspects ? »

Extraits du volume « Œuvres I », Pléiade, Gallimard

2 sept 1926 : « Bons ou mauvais, je n’aime pas les souvenirs. les mauvais sont pénibles. Les meilleurs sont les pires. Je crains de me revoir et je fuis ce qui fut.»
Octobre : Il se rend à Vienne où il fait une conférence, puis à Prague : « Perdu à l’étranger dans la langue ignorée. Tous se comprennent et sont humains entre eux. Et toi non, et toi non…».
— Introduction biographique, Op. Cit. p. 30

Juin 1932 : Valéry apprend qu’on a donné comme sujet au concours des Affaires étrangères, sa formule : « Nous entrons dans l’avenir à reculons » et se demande ce que les candidats ont pu dire pour « développer cette proposition plus qu’évidente et suffisante « .
— Introduction biographique, Op. Cit. p. 57

24 novembre 1934 : PV assiste à une représentation de Hamlet, à propos de laquelle il dit: «  Ici se pose la question fameuse de l’interprétation. Je l’ai tranchée pour les vers : l’intention de l’auteur n’a pas de valeur plus grande que celle d’un lecteur quelconque — puisque son pouvoir d’auteur expire dans l’œuvre, laquelle doit tout imposer…».
— Introduction biographique, Op. Cit. p. 59

17 Octobre 1938 : « Tantôt je pense et tantôt je suis ».
— Introduction biographique, Op. Cit. p. 63

Janvier 1939 : « La fin d’un poème ne doit pas être le point culminant, mais au contraire ramener le lecteur ou l’auditeur en pensée douce à son état normal ».
— Introduction biographique, Op. Cit. p. 64

« C’est là un problème de vieil homme : on sait bien qu’on est le même, mais on serait fort en peine d’expliquer et de démontrer cette petite proposition. Le « Moi » n’est peut-être qu’une notation commode, aussi vide que le verbe « être » — tous les deux d’autant plus commodes qu’ils sont plus vides ».
— Mélange – Avis au lecteur, Op. Cit. p. 285

« LE MÉLANGE C’EST L’ESPRIT
(…) Selon l’heure, naïf, absurde, aimable, étrange,
Esclave d’une mouche ou maître d’une loi,
Un esprit n’est que ce mélange
Duquel, à chaque instant, se démêle le MOI ».
— Mélange, Op. Cit. p. 286

« Humanités III
L’état d’esprit de négation devance souvent l’occasion de nier. Avant que tu aies parlé, si tu m’es antipathique, ma négation est prête, quoi que tu doives dire — car c’est Toi que je nie.
Ceci existe souvent dans les rapports de la génération qui vient avec celle qui est, ou dans ceux d’une nation et d’une autre.
Et, dans tous les États, tous les régimes et toutes les sociétés, quand la politique y dépend de l’opinion, quels que soient le problème, l’incident, l’événement, la difficulté ou l’affaire qui se prononcent, avant tout examen comme après toute démonstration, rien n’y fait : Tous les cœurs (comme dit la Bible) sont endurcis, ou plutôt, durcissent dans l’instant même, à peine soupçonnent-ils, flairent-ils le fumet de l’adversaire ».
— Mélange, Op. Cit. p. 288

« Humanités IV
Les uns sont assez bêtes pour s’aimer ; les autres pour se haïr.
Deux manières de se tromper ».
— Mélange, Op. Cit. p. 288

« Vie et Fortune
La fortune accroît la vie, en tant qu’elle accroît la possibilité, qui est la vie même ressentie.
La vie est la conservation du possible ».
— Mélange, Op. Cit. p. 288

« ENFANCE AUX CYGNES
J’étais un enfant qui marche à peine. Ma bonne tous les jours me menait dans un jardin public, montueux, compliqué de rocailles : il y avait un bassin dominé par un farouche Neptune de fonte, peint en blanc, orné de sa fourche à triple dent.
Des cygnes vivaient sur ce bassin. Un jour, ma bonne m’ayant mis à terre sur le bord, je m’amusais à jeter des graviers dans l’eau sombre, avec toute la maladresse d’un bébé chargé d’un manteau et de collerettes froidement empesées qui l’engoncent. La bonne s’éloigna quelque peu dans les feuillages où l’attendait un sous-officier plein d’amour.
L’enfant avait une grosse tête et des membres faibles. Comment ne fût-il pas tombé dans l’eau ?
Le voici parmi les cygnes, flottant par le soutien des robes empesées qui formaient poches d’air. La bonne et le soldat, tendrement disparus, ignoraient le grand péril de mon petit destin. Et les cygnes, sans doute, s’étonnaient de ce cygne inconnu parmi eux, leur pareil par la blancheur : mais cygne improvisé qui commence à sombrer, car le manteau s’imbibe, et les collets et les robes. L’enfant déjà a perdu connaissance.
Pourquoi quelqu’un l’aperçut-il ?
Le plus fort était fait…
Cet homme brusquement entre dans l’eau, divise, épouvante les cygnes, et rapporte à la vie le pâle MOI évanoui.
Il l’emporte chez lui, lui fait boire une gorgée de rhum.
Mon grand-père voulait tuer la bonne.
— Mélange, Op. Cit. p. 297

« L’ESPRIT 1
L’esprit est une puissance de prêter à une circonstance actuelle les ressources du passé et les énergies du devenir ».
— Mélange, Op. Cit. p. 299

« DEVISES
Celui qui sourit et qui se tait regarde un sablier invisible ».
— Mélange, Op. Cit. p. 303

« SOUVENIR
(…) Je savais bien qu’une œuvre n’est jamais achevée que par quelque accident, comme la fatigue, le consentement, l’obligation de livrer ou la mort ; car une œuvre, du côté de celui et de ce qui la fait, n’est qu’un état d’une suite de transformations intérieures. Que de fois voudrait-on commencer ce que l’on vient de regarder comme fini !… Que de fois ai-je regardé ce que j’allais donner aux yeux des autres, comme la préparation nécessaire de l’ouvrage désiré, que je commençais alors seulement de voir dans sa maturité possible, et comme le fruit très probable et désirable d’une attente nouvelle et d’un acte tout dessiné dans mes puissances. L’œuvre réellement faite me paraissait alors le corps mortel auquel doit succéder le corps transfiguré et glorieux ».
— Mélange, Op. Cit. p. 305

« HUMANITÉS III
« L’Avenir » est la parcelle plus sensible de l’instant ».
— Mélange, Op. Cit. p. 307

« HUMANITÉS V
L’esprit vole de sottise en sottise comme l’oiseau de branche en branche.
Il ne peut faire autrement.
L’essentiel est de ne se sentir ferme sur aucune.
Mais toujours inquiet et l’aile prête à fuir, cette plus haute et dernière proposition ».
— Mélange, Op. Cit. p. 307

« DIVINITÉS
Ce qui me frappe le plus dans la religion c’est… l’impureté. Mélange, et plus que mélange, d’histoire, de légendes, de logique, de police, de poésie et de justice, de sentiment, de social et de personnel…
Et plus que mélange, mais combinaison — mais c’est là sa force — ce qui la fait plus « naturelle », plus pareille à une végétation. Et par quoi elle offre à des êtres divers toujours quelque partie par quoi ils s’y prennent ».
— Mélange, Op. Cit. p. 315

« AMOR
Femmes sont fruits. Il y a des pêches, des ananas et des noisettes. Inutile de poursuivre : cela est clair. L’amateur ne peut se résoudre  à ne cueillir que ceux d’une seule espèce. Il veut se connaître soi-même dans la diversité du jardin ».
— Mélange, Op. Cit. p. 315

Extraits du volume « Œuvres II » Pléiade, Gallimard

« Je crois m’être toujours bien jugé. Je me suis rarement perdu de vue ; je me suis détesté, je me suis adoré ; — puis nous avons vieilli ensemble.»
— Op. Cit. — La soirée avec  monsieur Teste, p. 15

« Il faut entrer en soi-même armé jusqu’aux dents ».
— Op. Cit. — Quelques pensées de  monsieur Teste, p. 68

« Le fond de la pensée est pavé de carrefours ».
— Op. Cit. — Quelques pensées de  monsieur Teste, p. 69

« Le goût est fait de mille dégoûts ».
— Op. Cit. — Tel quel, choses tues, p. 476

« Peur du ridicule, — Terreur du banal, — Etre montré du doigt ; n’être pas remarqué.  Deux abîmes ».
— Op. Cit. — Tel quel, Choses tues, p. 478

« Nos disciples et nos successeurs nous en apprendraient mille fois plus sur nos maîtres, si la durée de la vie nous laissait voir leurs travaux ».
— Op. Cit. — Tel quel, Choses tues, p. 479

« On a trop réduit la connaissance de la langue à la simple mémoire. Faire de l’orthographe le signe de la culture, signe des temps et de sottise.
Mais c’est la manœuvre du langage qui importe, l’enchainement des actes, l’acquisition de l’indépendance des mouvements de l’esprit ; et délié, la liberté de leur composition dans le discours.
La syntaxe est un système d’habitudes à prendre qu’il est bon de raviver quelquefois et de rajuster en pleine conscience. En ces matières comme en toutes, il faut se soumettre aux règles du jeu, mais les prendre pour ce qu’elles sont, ne point y attacher une autorité excessive. Ne point tirer vanité de se rappeler une quantité d’exceptions. Ne point oublier qu’au temps des plus grands écrivains, les libertés étaient aussi bien plus grandes. Leur langue était plus complexe, mieux construite, plus « organisée » que la nôtre ; mais je confesse qu’ils étaient assez divisés sur la concordance des temps, incertains quant aux accords, inconstants et parfois surprenants dans leur manière d’accommoder les participes ».
— Op. Cit. — Tel quel, Choses tues, p. 482

« Grandeur des poètes de saisir fortement avec leurs mots, ce qu’ils n’ont fait qu’entrevoir faiblement dans leur esprit ».
— Op. Cit. — Tel quel, Choses tues, p. 483

« L’esprit souffle où il veut… Il incombe au spiritualisme et aux amateurs d’inspiration de nous expliquer pourquoi cet esprit ne souffle pas dans les bêtes et souffle si mal chez les sots ».
— Op. Cit. — Tel quel, Choses tues, p. 484

« Il faut être léger comme l’oiseau et non comme la plume ».
— Op. Cit. — Tel quel, Choses tues, p. 485

« Que si le moi est haïssable, aimer son prochain comme soi-même devient une atroce ironie ».
— Op. Cit. — Tel quel, Choses tues, p. 489

« Après tout, cette misérable vie ne vaut pas que l’on sacrifie l’être au paraître, quand on sait aux yeux de qui, à quels yeux il faut paraître ».
— Op. Cit. — Tel quel, Choses tues, p. 490

« Les sots croient que plaisanter, c’est ne pas être sérieux, et qu’un jeu de mots n’est pas une réponse.
Pourquoi cette conviction chez eux ?
C’est qu’il est de leur intérêt qu’il en soit ainsi. C’est raison d’État, il y va de leur existence ».
— Op. Cit. — Tel quel, Choses tues, p. 493

« Sincérité.
La sincérité mène à la réflexion, qui mène au doute, qui ne mène à rien ».
— Op. Cit. — Tel quel, Choses tues, p. 494

« L’esprit clair fait comprendre ce qu’il ne comprend pas ».
— Op. Cit. — Tel quel, Choses tues, p. 496

« Variations sur Descartes.
Parfois je pense ; et parfois je suis ».
— Op. Cit. — Tel quel, Choses tues, p. 500

« L’homme est adossé à la mort comme le causeur à la cheminée ».
— Op. Cit. — Tel quel, Choses tues, p. 502

« Soi.
Nous ne connaissons de nous-mêmes que celui que les circonstances nous ont donné à connaître (j’ignorais bien des choses de moi).
Le reste est induction, probabilité : Robespierre n’avait jamais imaginé qu’il guillotinerait à ce point ; ni tel autre qu’il aimerait à la folie ».
— Op. Cit. — Tel quel, Choses tues, p. 503

« Que de choses il faut ignorer pour « agir » ».
— Op. Cit. — Tel quel, Choses tues, p. 503

« L’homme ne peut sincèrement ni se vendre au diable ni se donner à Dieu ».
— Op. Cit. — Tel quel, Moralités, p. 512

« L’homme est absurde par ce qu’il cherche ; grand par ce qu’il trouve ».
— Op. Cit. — Tel quel, Moralités, p. 520

« L’homme est animal enfermé — à l’extérieur de sa cage.
Il s’agite hors de soi ».
— Op. Cit. — Tel quel, Moralités, p. 520

« J’ai observé que l’opinion ne hait pas excessivement ceux qui se vantent, et les trouve plus naturels que les modestes, desquels, non sans finesse et sans raisons, elle se méfie.
Elle se moque des vantards et avantageux ; mais elle a un tendre pour eux, car ce sont des amants qui ne pensent qu’à elle et lui font la cour ».
— Op. Cit. — Tel quel, Moralités, p. 528

« L’amertume vient presque toujours de ne pas recevoir un peu plus que ce que l’on donne.
Le sentiment de ne pas faire une bonne affaire ».
— Op. Cit. — Tel quel, Moralités, p. 529

« Mensonge.
Ce qui nous force à mentir, est fréquemment le sentiment que nous avons de l’impossibilité chez les autres qu’ils comprennent entièrement notre action. Ils n’arriveront jamais à en concevoir la nécessité (qui à nous-mêmes s’impose sans s’éclaircir).
— Je te dirai ce que tu peux comprendre. Tu ne peux comprendre le vrai. Je ne puis même essayer de te l’expliquer. Je te dirai donc le faux.
— C’est là le mensonge de celui qui désespère de l’esprit d’autrui, et qui lui ment, parce que le faux est plus simple que le vrai. Même le mensonge le plus compliqué est plus simple que le Vrai. La parole ne peut prétendre à développer tout le complexe de l’individu ».
— Op. Cit. — Tel quel, Moralités, p. 532

« Il faut toujours s’excuser de bien faire — Rien ne blesse plus ».
— Op. Cit. — Tel quel, Moralités, p. 532

« Il faut que ce soit le même qui possède ce champ, jouisse de tel bien. Et il faut que ce soit le même qui couche avec la même, et la même avec le même.
C’est en quoi la morale est « ennuyeuse », impose la monotonie ».
— Op. Cit. — Tel quel, Moralités, p. 535

« Un homme qui prête serment, qui jure de… ne peut être qu’un homme aveuglé, ou bien un homme qui n’a pas de « vie intérieure » bien développée.
C’est un primitif ».
— Op. Cit. — Tel quel, Moralités, p. 535

« Le plus farouche orgueil naît surtout à l’occasion d’une impuissance ».
— Op. Cit. — Tel quel, Moralités, p. 537

« Psaume.
L’esprit libre a horreur de la compétition.
Il prend parti pour son rival.
Il sent trop que si les défaites nous abattent, les victoires nous suppriment. (…) »
— Op. Cit. — Tel quel, Moralités, p. 538

« Ce qui a été cru par tous, et toujours, et partout, a toutes les chances d’être faux ».
— Op. Cit. — Tel quel, Moralités, p. 539

« L’Église n’autorise pas le suicide. Elle ne nous empêche pas pourtant (elle nous conseille) de nous dire : je suis un sot, une bête, un misérable gredin : autant de suicides ».
— Op. Cit. — Tel quel, Moralités, p. 540

« L’ange ne diffère du démon que par une réflexion qui ne s’est pas encore présentée à lui ».
— Op. Cit. — Tel quel, Moralités, p. 541

« Dieu créa l’homme, et ne le trouvant pas assez seul, il lui donne une compagne pour lui faire mieux sentir sa solitude ».
— Op. Cit. — Tel quel, Moralités, p. 541

« Vieillir consiste à éprouver le changement du stable ».
— Op. Cit. — Tel quel, Moralités, p. 541

« La vie est à peine un peu plus vieille que la mort ».
— Op. Cit. — Tel quel, Moralités, p. 542

« Les livres ont les mêmes ennemis que l’homme : le feu, l’humide, les bêtes, le temps; et leur propre contenu ».
— Op. Cit. — Tel quel, Littérature, p. 546

« Les pensées, les émotions toutes nues sont aussi faibles que les hommes tout nus.
Il faut donc les vêtir ».
— Op. Cit. — Tel quel, Littérature, p. 546

« La pensée a les deux sexes ; se féconde et se porte soi-même ».
— Op. Cit. — Tel quel, Littérature, p. 546

« La plupart des hommes ont de la poésie une idée si vague que ce vague même de leur idée est pour eux la définition de la poésie ».
— Op. Cit. — Tel quel, Littérature, p. 547

« Le sujet d’un poème lui est aussi étranger et aussi important que l’est à un homme son nom ».
— Op. Cit. — Tel quel, Littérature, p. 546

« Poète est aussi celui qui cherche le système intelligible et imaginable, de l’expression duquel ferait partie un bel accident de langage : tel mot, tel accord de mots, tel mouvement syntaxique, — telle entrée — qu’il a rencontrés, éveillés, heurtés par hasard, et remarqués, — de par sa nature de poète ».
— Op. Cit. — Tel quel, Littérature, p. 549

« L’idée d’inspiration contient celles-ci : Ce qui ne coûte rien est ce qui a le plus de valeur.
Ce qui a le plus de valeur ne doit rien coûter.
Et celle-ci : Se glorifier le plus de ce dont on est le moins responsable ».
— Op. Cit. — Tel quel, Littérature, p. 550

« Moi sommes toujours, même en prose, conduits et contraints à écrire ce que nous n’avons pas voulu et que veut ce que nous voulions ».
— Op. Cit. — Tel quel, Littérature, p. 551

« La rime a ce grand succès de mettre en fureur les gens simples qui croient naïvement qu’il y a sous le ciel de plus important qu’une convention. Ils ont la croyance naïve que quelque pensée peut être plus profonde, plus durable… qu’une convention quelconque…
Ce n’est pas là le moindre agrément de la rime, et par quoi elle caresse le moins doucement l’oreille ».
— Op. Cit. — Tel quel, Littérature, p. 551

« La Rime — constitue une loi indépendante du sujet et est comparable à une horloge extérieure ».
— Op. Cit. — Tel quel, Littérature, p. 552

« Dignité du vers : un seul mot qui manque empêche tout ».
— Op. Cit. — Tel quel, Littérature, p. 552

« Une correction heureuse, une solution impromptue se déclare, — à la faveur d’un brusque coup d’œil sur la page mécontente et laissée.
Tout se réveille. On était mal engagé. Tout reverdit.
La solution nouvelle dégage un mot important, le rend libre — comme aux échecs, un coup libère ce fou ou ce pion qui va pouvoir agir.
Sans coup, l’œuvre n’était pas.
Par ce coup, elle est aussitôt ».
— Op. Cit. — Tel quel, Littérature, pp. 552-553

« Une chose réussie est une transformation d’une chose manquée.
Donc une chose manquée n’est manquée que par abandon ».
— Op. Cit. — Tel quel, Littérature, p. 553

« Si l’on représentait toutes les recherches que suppose la création ou l’adoption d’une forme, on ne l’opposerait jamais bêtement au fond.
— Op. Cit. — Tel quel, Littérature, p. 554

« CONSEIL A L’ÉCRIVAIN :
Entre deux mots, il faut choisir le moindre.
(Mais que le philosophe entende aussi ce petit conseil.) ».
— Op. Cit. — Tel quel, Littérature, p. 555

« Ce qui est meilleur dans le nouveau est ce qui répond à un désir ancien ».
— Op. Cit. — Tel quel, Littérature, p. 561

« Là où je suis arrivé avec peine, à bout de souffle, un autre surgit, frais et plein de liberté, qui saisit l’idée, la détache de ma fatigue et de mes doutes, la regarde dans sa généralité sa légèreté, jongle avec elle, s’en fait un instrument et une parure, ignore le mal et le sang qu’elle a coûté.
Nous usons comme de dons gratuits, de mille choses qui ont été payées par des vies humaines , de perles dont le pêcheur a vomi le sang, de livres échappés au bûcher…».
— Op. Cit. — Tel quel, Littérature, p. 563

« Le monde ne vaut que par les extrêmes et ne dure que par les moyens.
Il ne vaut que par les ultras et ne dure que par les modérés ».
— Op. Cit. — Tel quel, Cahier B 1910, p. 575

« Ma réputation… Ma ré-pu-ta-tion ! dit ce niais, n’est-ce pas le triste effort que je suis obligé de faire pour imiter l’image fausse que vous vous faites de moi ?».
— Op. Cit. — Tel quel, Cahier B 1910, p. 580

« Il y a bien plus de chances pour qu’une rime procure une « idée » (littéraire) que pour trouver la rime à partir de l’idée. Là-dessus repose toute la poésie et particulièrement celle des années 60 à 80… ».
— Op. Cit. — Tel quel, Cahier B 1910, p. 582

« Une religion fournit aux hommes des mots, des actes, des gestes, des « pensées » pour les circonstances où ils ne savent que dire, que faire, qu’imaginer ».
— Op. Cit. — Tel quel, Cahier B 1910, p. 587

« Chaque individu ne conçoit pas directement qu’il est homme — nul n’est homme — mais centre, but, base et fin de tout. Pas plus qu’il ne peut comprendre qu’il doit mourir, il ne peut comprendre qu’il n’est qu’un détail.
Et enfin, il ne sait jamais ces choses que par raison. »
— Op. Cit. — Tel quel, Cahier B 1910, p. 591

« Je n’aime pas l’éloquence. (…)
Il n’y a pas de pensée directe capable de tel discours. Elle ne fait pas de longues phrases si sûres.
Ses longueurs vraies ne sont que tâtonnements.»
— Op. Cit. — Tel quel, Cahier B 1910, p. 592

« La mort est une surprise que fait l’inconcevable au concevable ».
— Op. Cit. — Tel quel II, Rhumbs, p. 611

« Toute morale prophétise ».
 — Op. Cit. — Tel quel II, Rhumbs, p. 612

« La politique est l’art d’empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde ».
 — Op. Cit. — Tel quel II, Rhumbs, p. 615

« J’ai connu un être bizarre qui croyait tout ce qu’il lisait dans un certain journal, et rien de ce qu’il lisait dans un autre.
C’était un original ; enfermé depuis.
 — Op. Cit. — Tel quel II, Rhumbs, p. 615

« Opinions.
Toute opinion est une traduction très simple de l’opinion adverse. Si l’opération n’était des plus faciles, la paresse de l’esprit l’engagerait à ne jamais changer de camp.
Une opinion politique ou artistique doit être une chose si vague que, sous les mêmes apparences, le même individu puisse toujours l’accommoder à son humeur et à ses intérêts; justifier son acte; « expliquer » son vote ».
 — Op. Cit. — Tel quel II, Rhumbs, p. 616

« La politesse, c’est l’indifférence organisée.
Le sourire est un système.
Les égards sont des prévisions ».
 — Op. Cit. — Tel quel II, Rhumbs, p. 621

« La parole ne signifie ce qu’elle prétend signifier qu’ex-cep-tion-nel-le-ment ».
 — Op. Cit. — Tel quel II, Rhumbs, p. 621

« Un fait mal observé est plus perfide qu’un mauvais raisonnement ».
 —Op. Cit. — Tel quel II, Rhumbs, p. 621

« Toute critique, tout blâme revient à dire : je ne suis pas toi. C’est pourquoi il y entre une cruauté, — c’est-à-dire une non-sensibilité, une dissemblance essentielle, — comme entre une pierre qui tombe et l’animal qu’elle écrase.
Il est impossible de comprendre et de punir à la fois.
Si le juge ne se fait le coupable, il est jugé par les profondeurs du coupable, qui ne sont pas autres que les siennes. Mais s’il pénètre l’intimité de la faute, où est le coupable, où le juge?
 — Op. Cit. — Tel quel II, Rhumbs, p. 622

« LITTERATURE.
Écrire, c’est prévoir.
Combien on s’ignore, on le mesure en se relisant.»
 — Op. Cit. — Tel quel II, Rhumbs, p. 625

« L’alexandrin, les rimes, etc., ont leur noblesse qui est de marquer tout le mépris qu’on doit avoir pour ce que le commun des gens appelle sa « pensée », et dont ils ignorent que les conditions ne sont pas moins futiles, ni moins fortuites que les conditions d’une charade.
les règles nous enseignent, par leur arbitraire que les pensées qui nous viennent de nos besoins, de nos sentiments, de nos expériences, ne sont qu’une petite partie des pensées dont nous sommes capable.»
 — Op. Cit. — Tel quel II, Rhumbs, p. 636

« Le poème — cette hésitation prolongée entre le son et le sens.»
 — Op. Cit. — Tel quel II, Rhumbs, p. 637

« Il n’y pas de doctrine vraie en art, parce qu’on se lasse de tout et que l’on finit par s’intéresser à tout.»
 — Op. Cit. — Tel quel II, Rhumbs, p. 640

« Le jugement d’un croyant sur la pensée d’un incroyant, et le jugement réciproque ne comptent pas. Un homme qui sent fortement la musique, et un homme qui n’en perçoit que du bruit peuvent parler jusqu’à demain.»
 — Op. Cit. — Tel quel II, Rhumbs, p. 643

« Le débat religieux n’est plus entre les religions, mais entre ceux qui croient que croire a une valeur quelconque, et les autres.»
 — Op. Cit. — Tel quel II, Rhumbs, p. 643

« Je travaille savamment, longuement, avec des attentes infinies des moments les plus précieux; avec des choix jamais achevés; avec mon oreille, avec ma vision, avec ma mémoire, avec mon ardeur, avec ma langueur; je travaille mon travail, je passe par le désert, par l’abondance, par Sinaï, par Canaan, par Capoue, je connais le temps du trop, et le temps de l’épuration, pour faire de mon mieux quelque chose dont je sais que ce ne sera rien, sujet d’ennui, d’oubli, d’incompréhension, et qui me déplaira, me blessera demain, — car je serai demain nécessairement inférieur ou supérieur à celui d’aujourd’hui qui fait de son mieux.
Je vaux par ce qui me manque, car j’ai la science nette et profonde de ce qui me manque ; et comme ce n’est pas peu de chose, cela me fait une grande science.
J’ai essayé de me faire ce qui me manquait.»
— Op. Cit. — Tel quel II, Rhumbs, p. 649

« Ce qu’on regrette de la vie, c’est ce qu’elle n’a pas donné — et jamais n’aurait donné. Apaise-toi.»
— Op. Cit. — Tel quel II, Rhumbs, p. 650

« Leçon reçue de ce qu’on vient de donner.
Travailler son ouvrage, c’est se familiariser avec lui, donc avec soi; et il y a quelque chose d’étrange dans cette éducation échangée avec ce qui vient de venir.
Ainsi on instruit son fils et il vous instruit.»
— Op. Cit. — Tel quel II, Autres Rhumbs, p. 672

« Avis : Nous sommes tous voués à devenir ennuyeux.»
— Op. Cit. — Tel quel II, Autres Rhumbs, p. 674

« Mon exigence est ma ressource.»
— Op. Cit. — Tel quel II, Autres Rhumbs, p. 676

« La raison veut que le poète préfère la rime à la raison.»
— Op. Cit. — Tel quel II, Autres Rhumbs, p. 676

« Métaphores :
Les gestes de l’orateur sont des métaphores. Soit qu’il montre nettement entre le pouce et l’index, ma chose bien saisie; soit qu’il la touche du doigt, la paume vers le ciel. Ce qu’il touche, ce qu’il pince, ce qu’il tranche, ce qu’il assomme, ce sont des imaginaires, actes jadis réels, quand le langage était le geste, et le geste une action.»
— Op. Cit. — Tel quel II, Autres Rhumbs, p. 677

« Mythique.
L’objet du poème est de paraître venir de plus que son auteur. Au service de cette idée naïve et primitive, et peut-être non-fausse, tous les artifices, labeurs, sacrifices de cet homme.»
— Op. Cit. — Tel quel II, Autres Rhumbs, p. 678

« Le sujet d’un ouvrage est à quoi se réduit un mauvais ouvrage.»
— Op. Cit. — Tel quel II, Autres Rhumbs, p. 679

« La peinture permet de regarder les choses en tant qu’elles ont été une fois contemplées avec amour.»
— Op. Cit. — Tel quel II, Autres Rhumbs, p. 680

« L’art.
Le beau exige peut-être l’imitation servile de ce qui est indéfinissable dans les choses.»
— Op. Cit. — Tel quel II, Autres Rhumbs, p. 681

« L’idée habite la prose ; mais assiste, surveille, guide la poésie.»
— Op. Cit. — Tel quel II, Autres Rhumbs, p. 681

PSAUME SUR UNE VOIX
« Je songe aussi pour finir
Au bruit de soie seul et discret
D’un feu qui se consume en créant toute la chambre,
Et qui se parle.
Ou qui me parle
Presque pour soi.»
— Op. Cit. — Tel quel II, Autres Rhumbs, p. 682

« Le moment où le petit enfant prend conscience du pouvoir de ses pleurs n’est pas différent de celui où il en fait un moyen de pression et de gouvernement.»
— Op. Cit. — Tel quel II, Autres Rhumbs, p. 684

« L’État est un être énorme, terrible, débile. Cyclope d’une puissance et d’une maladresse insignes, enfant monstrueux de la Force et du Droit, qui l’ont engendré de leurs contradictions. Il ne vit que par une foule de petits hommes qui en font mouvoir gauchement les mains et les pieds inertes et son gros œil de verre ne voit que des centimes et des milliards.
L’Etat, — ami de tous, ennemi de chacun.»
— Op. Cit. — Tel quel II, Autres Rhumbs, p. 684

« Les grandes flatteries sont muettes;»
— Op. Cit. — Tel quel II, Autres Rhumbs, p. 684

« On n’est jamais assez content de soi pour se livrer à fond.»
— Op. Cit. — Tel quel II, Autres Rhumbs, p. 689

« L’attitude de l’indignation habituelle, signe d’une grande pauvreté de l’esprit.
La « politique » y contraint ses suppôts. On voit leur esprit s’appauvrir de jour en jour, de juste colère en juste colère.
Chaque parti a son programme d’indignation, ses réflexes conventionnels.»
— Op. Cit. — Tel quel II, Autres Rhumbs, p. 689

« Il est assez rare que la société des femmes ne nous contraigne aimablement à la comédie ; et c’est pourquoi nous préférons parler avec les hommes, à moins que nous préférions la comédie.»
— Op. Cit. — Tel quel II, Autres Rhumbs, p. 691

« Le droit est l’intermède des forces.»
— Op. Cit. — Tel quel II, Autres Rhumbs, p. 693

« Toute parole a plusieurs sens dont le plus remarquable est assurément la cause même qui a fait dire cette parole.
Ainsi : Quia nominor Leo ne signifie point : Car Lion je me nomme, mais bien : Je suis un exemple de grammaire.
Dire : Le silence éternel, etc. c’est énoncer clairement : Je veux vous épouvanter de ma profondeur et vous émerveiller de mon style.
— Op. Cit. — Tel quel II, Autres Rhumbs, p. 696

[Nota : Ici P.V. fait allusion à la citation de Pascal : « Le silence éternel des espaces infinis m’effraie.»]

« Contre-épreuve, négatif d’une phrase illustre :
Le vacarme intermittent des petits coins où nous vivons nous rassure.»
— Op. Cit. — Tel quel II, Autres Rhumbs, p. 696

« L’ange ne diffère du démon que par une certaine réflexion qui ne s’est point encore présentée à lui.»
— Op. Cit. — Tel quel II, Autres Rhumbs, p. 696

Chutes.
a) Il y a deux grandes et mystérieuses chutes. Chute des Anges, chute de l’homme : catastrophes homothétiques, dirait un géomètre.
Tout ce qu’IL fit devait donc tomber;
b) Toute religion fondée sur l’idée d’une chute initiale se trouve en proie aux douleurs de la discontinuité.
c) Mais une Création est une première rupture . A l’origine du monde, deux actes, l’un du créateur, l’autre de la créature. L’un fonde la foi, et l’autre… la liberté.»
— Op. Cit. — Tel quel II, Autres Rhumbs, p. 696

« Ce qui n’est pas fixé n’est rien. Ce qui est fixé est mort.
— Op. Cit. — Tel quel II, Autres Rhumbs, p. 697

« Mon genre d’esprit n’est pas d’apprendre d’un bout à l’autre dans les livres, mais d’y trouver seulement des germes que je cultive en moi, en vase clos. Je ne fais quelque chose qu’avec peu, et ce peu produit en moi. Si je prenais de plus amples quantités, je ne produirais rien; davantage, je ne comprends pas ce qui est déjà développé.»
— Op. Cit. — Tel quel II, Analecta, p. 715

« Il y a une bêtise à forme lente, une autre à forme rapide. Les uns se perdent dans leur cerveau. Les autres ne font que le traverser par le plus court.
— Op. Cit. — Tel quel II, Analecta, p. 717

« Un problème n’est réellement résolu que si la réponse qu’on a trouvée a d’autres propriétés encore que celle de servir de réponse : l’existence de Dieu serait très fortifiée si on pouvait donner à Dieu d’autres emplois, et lui trouver d’autres aspects que ceux attenant à la Création. Mais on ne sait pas ce qu’il fait en dehors de nous, et c’est ce en quoi il ne nous touche en rien, qui établirait son existence.
Mais que peut faire un dieu d’autre chose qu’un « monde » ?»
— Op. Cit. — Tel quel II, Analecta, p. 721

« L’animal compliqué. Il met l’amour sur un piédestal. La mort sur un autre. Sur le plus haut, il met ce qu’il ne sait pas et ne peut savoir, et qui n’a même point de sens.
C’est ajouter un monde à l’autre. Nous sommes par nature condamnés à vivre dans l’imaginaire, et dans ce qui ne peut être complété.
Et c’est vivre.
— Op. Cit. — Tel quel II, Analecta, p. 728

« PENSEE ÉCHAPPÉE
Ce n’est pas la mémoire qu’il faut accuser. C’est le chemin qu’on a perdu sans l’avoir pourtant quitté. Mais il a fait tant de tours et s’est recoupé tant de fois ! La pensée qu’on a égarée existe, — elle est LÀ. Mais ce monument qui est à cent pas de toi, est environné de rues où tu te perd.»
— Op. Cit. — Tel quel II, Analecta, p. 742

« Les pensées que l’on garde pour soi, se perdent ; l’oubli fait voir que soi et moi, ce n’est personne
— Op. Cit. — Tel quel II, Analecta, p. 747

« La haine des autres est chose beaucoup plus claire que l’amour de soi.»
— Op. Cit. — Tel quel II, Suite, p. 754

« Je suis honnête homme, n’ayant jamais assassiné, jamais volé, ni violé que dans mon imagination.
Je ne serais pas honnête homme sans ces crimes.»
— Op. Cit. — Tel quel II, Suite, p. 760

« Il ne faut pas traiter les gens d’imbéciles — le mot incomplets serait généralement plus approprié.
Nous le voyons quand nous sentons que nous n’avons pas tous nos moyens.
— Op. Cit. — Tel quel II, Suite, p. 766

« Le soleil, le matin, éclaire en eux-mêmes les objets qui sont – les idées toutes formées et figurées, etc.
Mais la nuit complète est éclairée par ses idées — elles illuminent de leur rayonnement les objets possibles, les idées profondément encore engagées.
Le jour éclaire mes idées. Mes idées m’éclairent ma nuit.»
— Op. Cit. — Tel quel II, Suite, p. 768

« Le nombre de nos ennemis croît en proportion de l’accroissement de notre importance.
– Il en est de même du nombre de nos amis.»
— Op. Cit. — Tel quel II, Suite, p. 772

« Il y a un « faux » génie qui se connaît à ceci qu’il ne donne qu’excitation, et non éducation; excitant et non aliment.
Il y a des moments de cette espèce dans chaque esprit, et des esprits de cette espèce dans chaque domaine de l’esprit.»
— Op. Cit. — Tel quel II, Suite, p. 773

« Les hommes se distinguent par ce qu’ils montrent et se ressemblent par ce qu’ils cachent.»
— Op. Cit. — Tel quel II, Suite, p. 781

« N’oublie pas que tout esprit est façonné par les expériences les plus banales. Dire qu’un fait est banal, c’est dire qu’il est de ceux qui ont le plus concouru à la formation de tes idées essentielles. Il entre dans la composition de ta substance mentale plus de 99% d’images et d’impressions sans valeur. Et ajoute que les vues étranges, les pensées neuves et singulières tirent tout leur prix de ce vulgaire fond qui les fait remarquer.»
— Op. Cit. — Mauvaises pensées et autres, p. 785

« Il faut comprendre que les idées n’ont de valeur que transitive. Une idée ne vaut que par l’espoir qu’elle excite et par les chances qu’elle apporte d’une plus grande perfection de notre être, qui réagira sur elle, et la portera elle-même à un état supérieur de simplicité, de richesse et d’espérance.»
— Op. Cit. — Mauvaises pensées et autres, p. 787

« ESPRIT – Un homme a de l’esprit quand il manifeste une certaine indépendance à l’égard de l’attente commune. Il produit une surprise; et une surprise qui le fait paraître sur le moment plus libre, plus rapide, plus perspicace que ses semblables. Ils demeurent étonnés et un peu scandalisés, comme le seraient une bande de quadrupèdes  d’avoir vu s’envoler l’un d’entre eux, et au-dessus des murs qu’ils croient les enfermer, l’un d’eux, qui était secrètement ailé.»
— Op. Cit. — Mauvaises pensées et autres, p. 794

« La sagesse est la connaissance en tant qu’elle modère toutes choses, et particulièrement elle-même.»
— Op. Cit. — Mauvaises pensées et autres, p. 794

« Parfois la sottise, parfois la puissance de l’esprit, s’obstine contre le fait.»
— Op. Cit. — Mauvaises pensées et autres, p. 795

« Continuer, poursuivre quelque chose, c’est lutter contre tout.
L’univers fait tout ce qu’il peut pour empêcher une malheureuse idée d’arriver à son terme.»
— Op. Cit. — Mauvaises pensées et autres, p. 795

« Il faut, en quelque manière, honorer, considérer, les difficultés qui se présentent.
Une difficulté est une lumière. Une difficulté insurmontable est un soleil.»
— Op. Cit. — Mauvaises pensées et autres, p. 795

« L’INCARNATION – La vie enseigne à faire semblant de n’être qu’un homme.»
— Op. Cit. — Mauvaises pensées et autres, p. 817

« Les bons souvenirs sont des bijoux perdus.»
— Op. Cit. — Mauvaises pensées et autres, p. 821

« Tout ce que tu dis parle de toi : singulièrement quand tu parles d’un autre.»
— Op. Cit. — Mauvaises pensées et autres, p. 827

« Mets les rieurs de ton côté » — et le bateau chavire. Il te verse avec eux dans le vulgaire.»
— Op. Cit. — Mauvaises pensées et autres, p. 827

« Le vrai triomphe de l’adversaire est de vous faire croire ce qu’il dit de vous.»
— Op. Cit. — Mauvaises pensées et autres, p. 828

« Nous jugeons la plupart des gens que nous connaissons au moyen d’une seule épithète : c’est un sot, c’est un gredin, c’est un génie, c’est quelqu’un… Mais j’incline à croire que ceux que nous aimons, nous ne savons pas les qualifier ; tout le transcendant essentiel de la vraie amitié ou de l’amour profonde s’y refuse.
Aimer, admirer, adorer ont pour expression de leur vérité les signes négatifs du pouvoir de s’exprimer. Du reste, tout ce qui est fort dans le sentiment et tout ce qui excite une réaction brusque venue de loin démonte sur le moment le mécanisme complexe du langage : le silence, l’exclamation ou le cliché sont l’éloquence de l’instant.»
— Op. Cit. — Mauvaises pensées et autres, p. 829

« Ce qui nous choque dans les jugements portés sur nous, c’est la simplification inévitable que tout jugement exige pour pouvoir se produire — et qu’on nous impose nécessairement.
Quoi de plus mortifiant que d’être « simplifié » ?»
— Op. Cit. — Mauvaises pensées et autres, p. 831

« Même le plus sage exécute le mouvement très humain de cogner sur ce qu’il ne comprend pas.»
— Op. Cit. — Mauvaises pensées et autres, p. 832

« Louange de l’hypocrite
L’hypocrite ne peut pas être aussi entièrement méchant ou mauvais que le sincère.»
— Op. Cit. — Mauvaises pensées et autres, p. 833

« Qu’importe ce qu’on a été. La gloire acquise insulte le présent, le tourmente et l’avilit. Elle est de la nature d’un regret. Elle chante ce qu’on a perdu, ce qu’on a de mort.»
— Op. Cit. — Mauvaises pensées et autres, p. 834

SUR LA MORT
« Les méditations sur la mort (genre Pascal) sont le fait d’hommes qui n’ont pas à lutter pour leur vie, à gagner leur pain, à soutenir des enfants.
L’éternité occupe ceux qui ont du temps à perdre. Elle est une forme du loisir.»
— Op. Cit. — Mauvaises pensées et autres, p. 841

« Quoi de plus semblable à tel homme que tel autre, son adversaire, à telle phase du combat.»
— Op. Cit. — Mauvaises pensées et autres, p. 845

« Il y a des larmes de joie et des rires empoisonnés parce que rien n’est simple.»
— Op. Cit. — Mauvaises pensées et autres, p. 851

Les pas

Tes pas, enfants de mon silence,
Saintement, lentement placés,
Vers le lit de ma vigilance
Procèdent muets et glacés.

Personne pure, ombre divine,
Qu’ils sont doux, tes pas retenus !
Dieux !… tous les dons que je devine
Viennent à moi sur ces pieds nus !

Si, de tes lèvres avancées,
Tu prépares pour l’apaiser,
A l’habitant de mes pensées
La nourriture d’un baiser,

Ne hâte pas cet acte tendre,
Douceur d’être et de n’être pas,
Car j’ai vécu de vous attendre,
Et mon cœur n’était que vos pas.

— Poésies – Charmes, éd. Poésie/Gallimard  [Ed.Pléiade, p. 120]

Un chef est un homme qui a besoin des autres.
[In : Mauvaises pensées et autres]

Chaque homme sait une quantité prodigieuse de choses qu’il ignore qu’il sait.
[Ibid]

Le grand triomphe de l’adversaire est de vous faire croire ce qu’il dit de vous.
[Ibid]

Les esprits valent selon ce qu’ils exigent. Je vaux ce que je veux.
[Ibid]

Un homme compétent est un homme qui se trompe selon les règles.
[Ibid]

De ce qui occupe le plus, c’est de quoi l’on parle le moins. Ce qui est toujours dans l’esprit, n’est presque jamais sur les lèvres.
[Ibid]

La faiblesse de la force, c’est de ne croire qu’à la force.
[Ibid]

Les hommes se distinguent par ce qu’ils montrent et se ressemblent par ce qu’ils cachent.
[In : Mélanges]

On dit qu’une conviction est solide quand elle résiste à la conscience, qu’elle est fausse.
[Ibid]

Le mensonge et la crédulité s’accouplent et engendrent l’opinion.
[Ibid]

L’homme heureux est celui qui se retrouve avec plaisir au réveil, se reconnaît celui qu’il aime être.
[Ibid]

Le talent sans génie est peu de chose. Le génie sans talent n’est rien.
[Ibid]

Les idées précises conduisent souvent à ne rien faire.
[Ibid]

La vérité a besoin de mensonge – car comment la définir sans contraste ?
[Ibid]

Le fait d’être seul, de ne connaître personne dans une ville, transforme en prison ce lieu sans échanges.
[Ibid]

Ce qui est le meilleur dans le nouveau est ce qui répond à un désir ancien.
[In : Littérature]

Ce sont les questions qui font le philosophe.
[In : Autres Rhumbs]

Le moment où le petit enfant prend conscience du pouvoir de ses pleurs n’est pas différent de celui où il en fait un moyen de pression et de gouvernement.
[Ibid]

Le poème, cette hésitation prolongée entre le son et le sens.
[In : Tel Quel]

Ce qui a été cru partout, par tous et pour toujours, a toutes les chances d’être faux.
[Ibid]

Le monde ne vaut que par les extrêmes et ne dure que par les moyens. Il ne vaut que par les ultras et ne dure que par les modérés.
[Ibid]

Il y a science des choses simples et art des choses compliquées. Science quand les variables sont énumérables et leur nombre petit, leurs combinaisons nettes et distinctes.
On tend vers l’état de science, on le désire. L’artiste se fait des recettes. L’intérêt de la science gît dans l’art de faire la science.
[Ibid]

Toute critique, tout blâme, revient à dire : je ne suis pas toi. C’est pourquoi il y entre une cruauté — c’est-à-dire une non-sensibilité, une dissemblance essentielle, — comme entre une pierre qui tombe et l’animal qu’elle écrase.
Il est impossible de comprendre et de punir à la fois.
Si le juge ne se fait le coupable, il est jugé par les profondeurs du coupable, qui ne sont pas autres que les siennes. Mais s’il pénètre l’intimité de la faute, où est le coupable, où le juge ?
[Ibid]

L’action est une brève folie.
[Ibid]

L’homme est un animal enfermé à l’extérieur de sa cage. Il s’agite hors de soi.
[Ibid]

La politesse, c’est l’indifférence organisée.
Le sourire est un système.
Les égards sont des prévisions.
[Ibid]

La politique est l’art d’empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde.
[In : Rhumbs]

Il y a quelque chose de plus précieux que l’originalité, c’est l’universalité.
Celle-ci contient celle-là, et en use, ou n’en use pas, suivant les besoins.
[Ibid]

On se réfugie dans ce qu’on ignore. On s’y cache de ce qu’on sait. L’inconnu est l’espoir de l’espoir. La pensée cesserait avec l’indétermination. L’espoir est l’acte intime qui crée de l’ignorance, change le mur en nuage, — et il n’y a point de sceptique, de pyrrhonien si destructeur de raisonnement, de raison, de probabilité, et d’évidences, que l’est ce forcené démon de l’espoir.
[Ibid]

L’homme est absurde par ce qu’il cherche, grand par ce qu’il trouve.
[In : Moralités]

Les livres ont les mêmes ennemis que l’homme : le feu, l’humide, les bêtes, le temps, et leur propre contenu.
[Ibid]

Un homme seul est toujours en mauvaise compagnie.
[In : Dialogues]

Tu ne m’apprends rien si tu ne m’apprends à faire quelque chose.
[In : Cahiers]

L’intelligence — faculté de reconnaître sa sottise.
[Ibid]

La mémoire est l’avenir du passé.
[Ibid]

On se fait rarement rire seul parce qu’on se surprend difficilement soi-même.
[In : Psychologie]

Toujours nous sommes interrompus, jamais nous ne sommes achevés.
[In : Fontaine]

Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme c’est la peau. [Voir texte complet sur philolog]
[In : L’idée fixe]

Liberté : c’est un de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens, qui chantent plus qu’ils ne parlent.
[In : Regards sur le monde actuel]

L’homme moderne est l’esclave de la modernité : il n’est point de progrès qui ne tourne pas à sa plus complète servitude.
[Ibid]

Le goût est fait de mille dégoûts.
[In : Choses tues]

Rien de plus original, rien de plus soi que de se nourir des autres. Mais il faut les digérer. Le lion est fait de mouton assimilé.
[Ibid]

Écrire purement en français, ou dans quelque autre langue, c’est une illusion d’après les savants. Je ne suis pas tout à fait de leur avis. L’illusion consisterait à croire qu’il existe une pureté essentielle et définie du langage… définie par des caractères sensibles et incontestables pour tous. Mais un langage est une création statistique et continuée. Chacun y met un peu de soi, l’estropie, l’enrichit, le reçoit et le donne à sa guise, moyennant quelques égards… La nécessité de la compréhension mutuelle est la seule loi qui modère et retarde son altération; et cette altération est possible à cause de la nature arbitraire des correspondances de signes et de sens qui le constituent. Un langage peut  à chaque instant être assimilé à un système de conventions, inconscientes pour la plupart, mais dont on constate quelquefois le mode d’institution, comme il arrive toutes les fois que nous apprenons un mot nouveau.
[Ibid]

On a trop réduit la connaissance de la langue à la simple mémoire. Faire de l’orthographe le signe de la culture, signe des temps et de sottise.
Mais c’est la manœuvre du langage qui importe, l’enchaînement des actes, l’acquisition de l’indépendance des mouvements de l’esprit; et déliés, la liberté de leur composition dans le discours.
La syntaxe est un système d’habitudes à prendre qu’il est bon de raviver quelquefois et de rajuster en pleine conscience. En ces matières, comme en toutes, il faut se soumettre aux règles du jeu, mais les prendre pour ce qu’elles sont, ne point y attacher d’autorité excessive. Ne point tirer de vanité de se rappeler une quantité d’exceptions. Ne point oublier qu’au temps des plus grands écrivains, les libertés étaient aussi bien plus grandes. Leur langue était plus complexe, mieux construite, plus «organisée» que la nôtre; mais je confesse qu’ils étaient assez divisés sur la concordance des temps, incertains quant aux accords, inconstants et parfois surprenants dans leur manière d’accorder les participes.
[Ibid]

Presque tous les livres que j’estime et absolument tous ceux qui m’ont servi à quelque chose, sont livres assez difficiles à lire.
La pensée peut les quitter, elle ne peut les parcourir.
Les uns m’ont servi quoique difficiles; les autres parce qu’ils l’étaient.
[Ibid]

L’esprit souffle où il veut… Il incombe au spiritualisme et aux amateurs d’inspiration de nous expliquer pourquoi cet esprit ne souffle pas dans les bêtes et souffle si mal dans les sots.
[Ibid]

La perfection est une défense. Mettre la perfection entre soi-même et l’autre. Entre soi-même et soi-même.
[Ibid]

L’être qui travaille se dit : Je veux être plus puissant, plus intelligent, plus heureux — que — Moi.
[Ibid]

L’homme se pare de ses chances.
[Ibid]

Le comble de la vulgarité me semble être de se servir d’arguments qui ne valent que pour un public,  c’est-à-dire pour un spectateur ou un auditeur réglé nécessairement sur le plus sot, — et qui ne résistent pas à un homme froid et seul. Mais ce qui dure, ne dure que par le consentement de ce dernier.
[Ibid]

Il faut aimer ses ennemis.
J’aime ceux qui m’animent, et ceux que j’anime. Nos ennemis nous animent.
A chaque instant, l’âme de l’instant nous vient de l’extérieur.
[Ibid]

Après tout, cette misérable vie ne vaut pas que l’on sacrifie l’être au paraître, quand on sait aux yeux de qui, à quels yeux il faut paraître.
[Ibid]

Intimes.
On ne devient vraiment intimes qu’entre gens du même degré de discrétion. Le reste, caractère, culture et goûts importe peu.
L’intimité véritable repose sur le sens mutuel des pudenda et des tacenda.
C’est par quoi elle permet une incroyable liberté; tout le reste peut être dit.
Mais il y a des fausses intimités.
Peu d’amitiés complètes. On est bien rarement amis pour la totalité. C’est pourquoi il arrive d’avoir plusieurs amis et d’espèces très différentes.
«Il a autant d’amis que de personnes en lui.»
[…] Si deux personnes se brouillent, c’est qu’elles étaient un peu trop bien ensemble. Les rapports superficiels sont toujours bons. Mais l’intimité rend les moindres variations très sensibles. Il ne faut pas oublier qu’elle consiste dans une indiscrétion permise, offerte ou sollicitée, dont les limites sont incertaines, dont l’impression qu’elle produit n’est rien moins que constante, et qui exige une exquise attention pour s’exercer sans dommage et sans conséquences secrètes, très dangereuses pour l’amitié.
Il y a dans les relations qui se font intimes entre gens délicats, ce mélange extraordinaire de la crainte de n’être pas compris avec la terreur d’être compris.
– Il faut me comprendre, sans m’offrir dans votre regard l’idée d’un homme qui s’est expliqué. N’oubliez pas que je me vois dans votre attitude, et je ne veux rien y voir d’insupportable.
Votre silence soit un miroir sans défauts, etc.
[Ibid]

Les sots croient que plaisanter, c’est ne pas être sérieux, et qu’un jeu de mots n’est pas une réponse.
Pourquoi cette conviction chez eux ?
C’est qu’il est de leur intérêt qu’il en soit ainsi. C’est Raison d’Etat, il y va de leur existence.
[Ibid]

Amour consiste à sentir que l’on a cédé à l’autre malgré soi ce qui n’était que pour soi.
[Ibid]

On ne sait jamais avec qui l’on couche.
[Ibid]

Sincérité.
La sincérité voulue mène à la réflexion, qui mène au doute, qui ne mène à rien.
[Ibid]

L’intellect passe au travers des usages, des croyances, des dogmes, des traditions, des pudeurs, des habitudes, des sentiments et des lois civiles, comme passe un ingénieur au travers des forêts, des montages, et de toutes bizarreries et formes locales de la nature, qu’il troue, tranche, et franchit, imposant par la force le chemin le plus court.
[Ibid]

L’ignorance vacille entre extrême audace et extrême timidité.
[Ibid]

Un homme est plus compliqué, infiniment plus que sa pensée.
[Ibid]

L’intuition sans l’intelligence est un accident.
[Ibid]

La conscience sort des ténèbres, en vit, s’en alimente, et enfin les régénère, et plus épaisses, par les questions mêmes qu’elle se pose, en vertu et en raison directe de sa lucidité.
[Ibid]

«Ingéniosité» se change en «génie» quand elle se manifeste par une simplification.
[Ibid]

Un esprit véritablement précis ne peut comprendre que soi, et dans certains états.
[Ibid]

Variations sur Descartes.
Parfois je pense; et parfois, je suis.
[Ibid]

Méditer en philosophe, c’est revenir du familier à l’étrange, et dans l’étrange affronter le réel.
[Ibid]

Durées.
Ce qui n’existe pas dure une seconde.
La mort dure toute la vie. Dans toute hypothèse, elle cesse aussitôt qu’elle vit.
[Ibid]

C’est la vie et non point la mort, qui divise l’âme et le corps.
[Ibid]

L’homme est adossé à sa mort comme le causeur à la cheminée.
[Ibid]

Que de choses il faut ignorer pour agir.
[Ibid]

La nourriture de l’esprit est ce à quoi il n’a jamais pené. Il la cherche sans le savoir; il la trouve sans le vouloir.
[Ibid]

Tout repose sur quelques idées qui se font craindre et qu’on ne peut regarder en face.
[Ibid]

Je vais déchirer cette lettre – mais le papier résiste – et dans le temps de la résistance, je change d’avis, je la classe.
– Que de gens allaient tuer, ce qu’ils n’ont pas fait, gênés, déviés, par un rien…
[Ibid]

Quand l’homme se relève de son travail, se réveille de son labeur ou de son amour ou de sa peine, et s’étonne, et se dépouille et se voit sans se reconnaître, il ne reconnaît plus son acte, son œuvre, son crime, son dieu, et ce qu’il fut. Il se fixe un moment dans l’impossibilité de concevoir qu’il est celui qu’il fut, et que l’on croit qu’il est.
[Ibid]

Les bêtises qu’il a faites et les bêtises qu’il n’a pas faites se partagent les regrets de l’homme.
Le manque à gagner lui est souvent plus amer que la perte.
[Ibid]

Tout le monde assassin.
Il y a un petit mouvement secret, un réflexe qui assassine – efface intimement, abolit celui qui vous dit une chose dont on ne veut pas.
[Ibid]

On appelle Morale tout ce qu’on peut dire et écrire sur le problème suivant :
Pour quel objet — dans quel cas, par quels moyens, — l’homme, en l’absence de toute contrainte physique, est-il conduit à faire ce qui lui déplaît, et à ne pas faire ce qui lui plaît ?
Une Morale devient ridicule quand elle peut enfin se réduire à ceci : agissez contre vous; vous n’avez rien à craindre ni à espérer.
[Ibid]

La morale est le nom mal choisi, mal famé, de l’une des branches de la politique généralisée qui comprend la tactique de soi à l’égard de soi-même.
Dans les propositions : Je me domine, je me cède, je me permets, je et me sont différents — ou non — ?
On pourrait réduire l’analyse de la morale à décider si ces deux pronoms sont réellement ou fictivement différents.
[Ibid]

Il est bien des choses qu’il faut plus de courage pour les nier théoriquement que pour les réduire à rien par la pratique. Il faut souvent plus de courage pour penser et parler comme une morale que pour la mépriser et la violer en acte.

Il est bien des choses qu’il faut moins de force pour faire que pour penser; et pour faire énergiquement que modérément.
[Ibid]

Vertus sans cause

Ce n’est pas par charité qu’il faut aimer ses ennemis — c’est par libre mobilité de soi-même et pour retordre la nature. — D’ailleurs il y a du mépris dans l’amour de ses ennemis.
Ce n’est pas par humilité qu’il faut se juger bas, c’est par prudence et connaissance. Et il ne faut pas croire à sa personnalité, à Soi, à son importance; se tenir pour une œuvre signée de la nature et spécialement dédiée à elle-même — par l’Auteur, — d’abord parce qu’il ne faut pas multiplier les entités, qu’il faut croire le moins possible, ne donner crédit qu’à qui et à quoi le mérite. — Mais encore parce qu’il faut être exact.
[Ibid]

L’homme ne peut sincèrement ni se vendre au diable ni se donner à Dieu.
[Ibid]

London Bridge

Je passais, il y a quelque temps, sur le Pont de Londres, et m’arrêtai pour regarder ce que j’aime : le spectacle d’une eau riche et lourde et complexe, parée de nappes de nacre, troublée de nuages de fange, confusément chargée d’une quantité de navires dont les blanches vapeurs, les bras mouvants, les actes bizarres qui balancent dans l’espace balles et caisses, animent les formes et font vivre la rue.
Je fus arrêté par les yeux; je m’accoudai, contraint comme par un vice. La volupté de voir me tenait, de toute la force d’une soif, fixé à la lumière délicieusement composée dont je ne pouvais épuiser les richesses. Mais je sentais derrière moi trotter et s’écouler sans fin tout un peuple invisible d’aveugles éternellement entraînés à l’objet immédiat de leur vie.
Il me semblait que cette foule ne fût point d’êtres singuliers, ayant chacun son histoire, son dieu unique, ses trésors, ses tares, un monologue et un destin; mais j’en faisais, sans le savoir, à l’ombre de mon corps, à l’abri de mes yeux, un flux de grains tous identiques, identiquement aspirés par je ne sais quel vide, et dont j’entendais le courant sourd et précipité passer monotonement le pont. Je n’ai jamais tant ressenti la solitude, et mêlée d’orgueil et d’angoisse; une perception étrange et obscure du danger de rêver entre la foule et l’eau.
Je me trouvais coupable de poésie sur le Pont de Londres.

Ce malaise indirect s’exprimait vaguement. J’y reconnaissais la saveur d’une culpabilité mal définie, comme si j’eusse commis quelque grave manquement à une loi cachée, sans aucun souvenir ni de ma faute, ni de la règle même. N’étais-je point soudain retranché des vivants, quand c’était moi qui leur ôtais la vie ?
(Ces derniers mots, sur un air imaginaire d’opéra, se mirent à chantonner en moi…)
Il y a du coupable dans tout être qui s’écarte. Un homme qui songe, songe toujours contre le monde habitable. Il lui refuse sa part; il éloigne le prochain à l’infini.
Ce port fumant, cette eau sale et splendide, ces pâles cieux dorés, souillés, riches et tristes, exerçaient sur ma vie une puissance telle une telle vertu de fascination que, perdu au milieu des trésors du regard, je devenais, frôlé de tous ces hommes pourvus d’un but, essentiellement dissemblable.

Comment se peut-il qu’un passant tout à coup soit saisi d’absence, et qu’il se fasse en lui un changement si profond, qu’il tombe brusquement d’un monde presque entièrement fait de signes dans un autre monde presque entièrement formé de significations ? Toutes choses soudain perdent leurs effets ordinaires, et ce qui fait qu’on s’y reconnait tend à s’évanouir. […] Alors, pour la durée d’un temps qui a des limites et point de mesure (car ce qui fut, ce qui sera, ce qui doit être, ce ne sont que des signes vains), je suis ce que je suis, je suis ce que je vois, présent et absent sur le Pont de Londres.

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Le peu que l’on sait, parfois est plus actif et fécond que le beaucoup.
— Cahiers, « Ego Scriptor »

L’homme de génie est celui qui m’en donne.

Deux dangers ne cessent de menacer le monde ; l’ordre et le désordre.

Que serions-nous sans le secours de ce qui n’existe pas ?

La peinture permet de regarder les choses en tant qu’elles ont été une fois contemplées avec amour.
[In : Autres Rhumbs]

Le désir d’originalité est le père de tous les emprunts, de toutes les limitations. Rien de plus original, rien de plus « soi » que se nourrir des autres.

Je suis rarement de mon avis.

Dieu a créé l’homme à son image et l’homme le lui rend bien.

Citation de Paul Valéry sur la façade du Palais e Chaillot à Paris

Citation de Paul Valéry sur la façade du Palais de Chaillot à Paris

Du côté de ce qui fut le musée de l’Homme (Aile Passy), aujourd’hui Théâtre National de Chaillot :

« Il dépend de celui qui passe
Que je sois tombe ou trésor
Que je parle ou me taise
Ceci ne tient qu’à toi
Ami n’entre pas sans désir »

En dessous, se trouve la statue de 1937 « Apollon Musagète » exécutée par Henri Bouchard (1875-1960).

Côté Cité de l’architecture et du patrimoine (Aile Paris)  :

« Tout homme crée sans le savoir
Comme il respire
Mais l’artiste se sent créer
Son acte engage tout son être
Sa peine bien aimée le fortifie »

En dessous, se trouve la statue de 1937 « Hercule domptant un bison » executée par Albert Pommier (1880-1944).

Côté (anciennement) musée de l’Homme (Aile Passy), vers la place du Trocadéro :

« Choses rares ou choses belles
Ici savamment assemblées
Instruisent l’œil à regarder
Comme jamais encore vues
Toutes choses qui sont au monde »

Côté Cité de l’architecture et du patrimoine (Aile Paris), vers la place du Trocadéro :

« Dans ces murs voués aux merveilles
J’accueille et garde les ouvrages
De la main prodigieuse de l’artiste
Égale et rivale de sa pensée
L’une n’est rien sans l’autre »

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Palme

De sa grâce redoutable
Voilant à peine l’éclat,
Un ange met sur la table
Le pain tendre, le lait plat ;
Il me fait de la paupière
Le signe d’une prière
Qui parle à ma vision :
– Calme, calme, reste calme !
Connais le poids d’une palme
Portant sa profusion !

Pour autant qu’elle se plie
A l’abondance des biens,
Sa figure est accomplie,
Ses fruits lourds sont ses liens.
Admire comme elle vibre,
Et comme une lente fibre
Qui divise le moment,
Départage sans mystère
L’attirance de la terre
Et le poids du firmament !

Ce bel arbitre mobile
Entre l’ombre et le soleil,
Simule d’une sybille
La sagesse et le sommeil,
Autour d’une même place
L’ample palme ne se lasse
Des appels ni des adieux…
Qu’elle est noble, qu’elle est tendre !
Qu’elle est digne de s’attendre
A la seule main des dieux !

L’or léger qu’elle murmure
Sonne au simple doigt de l’air,
Et d’une soyeuse armure
Charge l’âme du désert.
Une voix impérissable
Qu’elle rend au vent de sable
Qui l’arrose de ses grains,
A soi-même sert d’oracle,
Et se flatte du miracle
Que se chantent les chagrins.

Cependant qu’elle s’ignore
Entre le sable et le ciel,
Chaque jour qui luit encore
Lui compose un peu de miel.
Sa douceur est mesurée
Par la divine durée
Qui ne compte pas les jours,
Mais bien qui les dissimule
Dans un suc où s’accumule
Tout l’arôme des amours.

Parfois si l’on désespère,
Si l’adorable rigueur
Malgré tes larmes n’opère
Que sous ombre de langueur,
N’accuse pas d’être avare
Une Sage qui prépare
Tant d’or et d’autorité :
Par la sève solennelle
Une espérance éternelle
Monte à la maturité !

Les jours qui te semblent vides
Et perdus pour l’univers
Ont des racines avides
Qui travaillent les déserts.
La substance chevelue
Par les ténèbres élue
Ne peut s’arrêter jamais
Jusqu’aux entrailles du monde,
De poursuivre l’eau profonde
Que demandent les sommets.

Patience , patience,
Patience dans l’azur !
Chaque atome de silence
Est la chance d’un fruit mûr !
Viendra l’heureuse surprise :
Une colombe, la brise,
L’ébranlement le plus doux,
Une femme qui s’appuie,
Feront tomber cette pluie
Où l’on se jette à genoux !

Qu’un peuple à présent s’écroule,
Palme !… irrésistiblement !
Dans la poudre qu’il se roule
Sur les fruits du firmament !
Tu n’as pas perdu ces heures
Si légère tu demeures
Après ces beaux abandons ;
Pareille à celui qui pense
Et dont l’âme se dépense
A s’accroître de ses dons !

Le cimetière marin

Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencee
O récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux!

Quel pur travail de fins éclairs consume
Maint diamant d’imperceptible écume,
Et quelle paix semble se concevoir!
Quand sur l’abîme un soleil se repose,
Ouvrages purs d’une éternelle cause,
Le temps scintille et le songe est savoir.

Stable trésor, temple simple à Minerve,
Masse de calme, et visible réserve,
Eau sourcilleuse, Oeil qui gardes en toi
Tant de sommeil sous une voile de flamme,
O mon silence! . . . Édifice dans l’ame,
Mais comble d’or aux mille tuiles, Toit!

Temple du Temps, qu’un seul soupir résume,
À ce point pur je monte et m’accoutume,
Tout entouré de mon regard marin;
Et comme aux dieux mon offrande suprême,
La scintillation sereine sème
Sur l’altitude un dédain souverain.

Comme le fruit se fond en jouissance,
Comme en délice il change son absence
Dans une bouche où sa forme se meurt,
Je hume ici ma future fumée,
Et le ciel chante à l’âme consumée
Le changement des rives en rumeur.

Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change!
Après tant d’orgueil, après tant d’étrange
Oisiveté, mais pleine de pouvoir,
Je m’abandonne à ce brillant espace,
Sur les maisons des morts mon ombre passe
Qui m’apprivoise à son frêle mouvoir.

L’âme exposée aux torches du solstice,
Je te soutiens, admirable justice
De la lumière aux armes sans pitié!
Je te tends pure à ta place première,
Regarde-toi! . . . Mais rendre la lumière
Suppose d’ombre une morne moitié.

O pour moi seul, à moi seul, en moi-même,
Auprès d’un coeur, aux sources du poème,
Entre le vide et l’événement pur,
J’attends l’écho de ma grandeur interne,
Amère, sombre, et sonore citerne,
Sonnant dans l’âme un creux toujours futur!

Sais-tu, fausse captive des feuillages,
Golfe mangeur de ces maigres grillages,
Sur mes yeux clos, secrets éblouissants,
Quel corps me traîne à sa fin paresseuse,
Quel front l’attire à cette terre osseuse?
Une étincelle y pense à mes absents.

Fermé, sacré, plein d’un feu sans matière,
Fragment terrestre offert à la lumière,
Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux,
Composé d’or, de pierre et d’arbres sombres,
Où tant de marbre est tremblant sur tant d’ombres;
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux!

Chienne splendide, écarte l’idolâtre!
Quand solitaire au sourire de pâtre,
Je pais longtemps, moutons mystérieux,
Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes,
Éloignes-en les prudentes colombes,
Les songes vains, les anges curieux!

Ici venu, l’avenir est paresse.
L’insecte net gratte la sécheresse;
Tout est brûlé, défait, reçu dans l’air
A je ne sais quelle sévère essence . . .
La vie est vaste, étant ivre d’absence,
Et l’amertume est douce, et l’esprit clair.

Les morts cachés sont bien dans cette terre
Qui les réchauffe et sèche leur mystère.
Midi là-haut, Midi sans mouvement
En soi se pense et convient à soi-même
Tête complète et parfait diadème,
Je suis en toi le secret changement.

Tu n’as que moi pour contenir tes craintes!
Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes
Sont le défaut de ton grand diamant! . . .
Mais dans leur nuit toute lourde de marbres,
Un peuple vague aux racines des arbres
A pris déjà ton parti lentement.

Ils ont fondu dans une absence épaisse,
L’argile rouge a bu la blanche espèce,
Le don de vivre a passé dans les fleurs!
Où sont des morts les phrases familières,
L’art personnel, les âmes singulières?
La larve file où se formaient les pleurs.

Les cris aigus des filles chatouillées,
Les yeux, les dents, les paupières mouillées,
Le sein charmant qui joue avec le feu,
Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,
Les derniers dons, les doigts qui les défendent,
Tout va sous terre et rentre dans le jeu!

Et vous, grande âme, espérez-vous un songe
Qui n’aura plus ces couleurs de mensonge
Qu’aux yeux de chair l’onde et l’or font ici?
Chanterez-vous quand serez vaporeuse?
Allez! Tout fuit! Ma présence est poreuse,
La sainte impatience meurt aussi!

Maigre immortalité noire et dorée,
Consolatrice affreusement laurée,
Qui de la mort fais un sein maternel,
Le beau mensonge et la pieuse ruse!
Qui ne connaît, et qui ne les refuse,
Ce crâne vide et ce rire éternel!

Pères profonds, têtes inhabitées,
Qui sous le poids de tant de pelletées,
Êtes la terre et confondez nos pas,
Le vrai rongeur, le ver irréfutable
N’est point pour vous qui dormez sous la table,
Il vit de vie, il ne me quitte pas!

Amour, peut-être, ou de moi-même haine?
Sa dent secrète est de moi si prochaine
Que tous les noms lui peuvent convenir!
Qu’importe! Il voit, il veut, il songe, il touche!
Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche,
À ce vivant je vis d’appartenir!

Zénon! Cruel Zénon! Zénon d’Êlée!
M’as-tu percé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas!
Le son m’enfante et la flèche me tue!
Ah! le soleil . . . Quelle ombre de tortue
Pour l’âme, Achille immobile à grands pas!

Non, non! . . . Debout! Dans l’ère successive!
Brisez, mon corps, cette forme pensive!
Buvez, mon sein, la naissance du vent!
Une fraîcheur, de la mer exhalée,
Me rend mon âme . . . O puissance salée!
Courons à l’onde en rejaillir vivant.

Oui! grande mer de delires douée,
Peau de panthère et chlamyde trouée,
De mille et mille idoles du soleil,
Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,
Qui te remords l’étincelante queue
Dans un tumulte au silence pareil

Le vent se lève! . . . il faut tenter de vivre!
L’air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs!
Envolez-vous, pages tout éblouies!
Rompez, vagues! Rompez d’eaux rejouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs!

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