SPINOZA Baruch

[1632-1677]

Un article de The Conversation :
Philosophie : vous avez dit « liberticide » ?

La liberté est l’intelligence de la nécessité.

→ Lire à ce sujet un excellent article sur Philolog – Liberté et nécessité.

Le désir comme puissance d’être (conatus)

→ Lire également sur Philolog – Le désir comme puissance

Le concept d’ingenium, on pourrait le traduire par « complexion passionnelle ». L’ingenium, si vous voulez, c’est l’ensemble de mes susceptibilités affectives, c’est ce qui fait que je vibre à telle chose de telle manière et pas à telle autre. Spinoza a une formule un peu comique pour illustrer le point (dans la préface d’Ethique IV), il dit : « la musique est bonne pour le mélancolique, mauvaise pour l’endeuillé, ni bonne ni mauvaise pour le sourd.»
— Frédéric Lordon, Entretien avec Fabien Danesi

Certes les choses se passeraient d’une façon bien plus heureuse, s’il était au pouvoir des hommes aussi bien de se taire que de parler. Mais, l’expérience l’enseigne assez, rien n’est moins au pouvoir de l’homme que sa parole, et il ne peut rien moins faire que diriger ses appétits ; de là provient la croyance que nous n’agissons avec liberté qu’à l’égard des choses que nous poursuivons sans ardeur, parce que l’appétit de ces choses pourrait être aisément contrarié par le souvenir de quelque autre objet fréquemment rappelé ; et, croit-on, cette liberté serait infime lorsque nous poursuivons les objets par un désir intense qui ne peut être apaisé par le souvenir d’autres objets. Si, cependant, ils n’avaient eux-mêmes expérimenté qu’on accomplit beaucoup de choses dont par la suite on se repent, et que, fort souvent, tourmentés par des affects contraires, nous voyons le meilleur et nous suivons le pire, rien n’empêcherait les hommes de croire que nous accomplissons librement toutes nos actions. C’est ainsi qu’un petit enfant croit librement désirer le lait, un adolescent irrité vouloir la vengeance, ou un pusillanime, la fuite. L’homme ivre croit également, par un libre décret de l’Esprit, dire des choses que, devenu lucide, il voudrait avoir tues; de même le délirant, la bavarde, l’enfant et un grand nombre d’individus de même sorte croient parler par un libre décret de l’Esprit alors qu’ils sont incapables de contenir l’impulsion de parler. Ainsi donc, l’expérience n’enseigne pas avec moins de clarté que la Raison, ce fait que les hommes se croient libres par cela seul qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes qui les déterminent.

[Vraie et fausse liberté]

J’appelle libre, quant à moi, une chose qui est et agit par la seule nécessité de sa nature ; contrainte, celle qui est déterminée par une autre à exister et à agir d’une certaine façon déterminée. Dieu, par exemple, existe librement bien que nécessairement parce qu’il existe par la seule nécessité de sa nature. De même aussi Dieu se connaît lui-même et connaît toutes choses librement, parce qu’il suit de la seule nécessité de sa nature que Dieu connaisse toutes choses. Vous le voyez bien, je ne fais pas consister la liberté dans un libre décret, mais dans une libre nécessité.

Mais descendons aux choses créées qui sont toutes déterminées à exister et à agir d’une certaine façon déterminée. Pour rendre cela clair et intelligible, concevons une chose très simple : une pierre par exemple reçoit d’une cause extérieure qui la pousse, une certaine quantité de mouvement et, l’impulsion de la cause extérieure venant à cesser, elle continuera à se mouvoir nécessairement. Cette persistance de la pierre dans son mouvement est une contrainte, non parce qu’elle est nécessaire, mais parce qu’elle doit être définie par l’impulsion d’une cause extérieure. Et ce qui est vrai de la pierre il faut l’entendre de toute chose singulière, quelle que soit la complexité qu’il vous plaise de lui attribuer, si nombreuses que puissent être ses aptitudes, parce que toute chose singulière est nécessairement déterminée par une cause extérieure à exister et à agir d’une certaine manière déterminée.

Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, pense et sache qu’elle fait effort, autant qu’elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre assurément, puisqu’elle a conscience de son effort seulement et qu’elle n’est en aucune façon indifférente, croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère dans son mouvement que parce qu’elle le veut. Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent.
— Lettre 58 à Schuller

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Tous les hommes naissent dans l’ignorance des causes, et un appétit universel dont ils ont conscience les porte à rechercher ce qui leur est utile.

La première conséquence de cela, c’est que les hommes croient être libres, parce qu’ils ont conscience de leurs volitions et de leurs désirs, et ne pensent pas, même en rêve, aux causes qui les disposent à désirer et à vouloir, puisqu’ils les ignorent.

Il en résulte, en second lieu, que les hommes agissent toujours en vue d’une fin : leur utilité propre, objet naturel de leur désir. Il en résulte qu’ils ne demandent jamais à connaître que les causes finales de toute les actions possibles. Dès qu’ils les connaissent, ils trouvent le repos, n’ayant plus dans l’esprit aucun motif d’incertitude. S’il arrive qu’ils ne puissent acquérir cette connaissance par autrui, il ne leur reste plus qu’à se retourner vers eux-mêmes, et à réfléchir aux fins dont la poursuite les détermine d’ordinaire à des actions semblables ; et de cette façon il est nécessaire qu’ils jugent du caractère des autres par leur propre caractère. Comme en outre, ils trouvent hors d’eux et en eux-mêmes un grand nombre de moyens qui leur sont d’un grand secours pour se procurer des choses utiles, par exemple des yeux pour voir, des dents pour mâcher, des végétaux et des animaux pour se nourrir, le soleil pour s’éclairer, la mer pour nourrir les poissons, etc., ils ne considèrent plus tous les êtres de la nature que comme des moyens à leur usage. Sachant bien d’ailleurs qu’ils ont trouvé, mais non inventé ces moyens, is y ont vu une raison de croire qu’il existe un autre être qui les a disposés en leur faveur.

Une fois qu’ils ont considéré les choses comme des moyens, ils n’ont pu croire, en effet, qu’elles se fussent faites elles-mêmes, mais ils ont dû conclure qu’il y a un ou plusieurs maîtres de la nature, doués de liberté, comme l’homme, qui ont pris soin de toutes choses en faveur de l’humanité et ont tout fait pour son usage. Et c’est ainsi que n’ayant rien pu apprendre sur le caractère de ces puissances, puisqu’on ne leur en avait jamais rien dit, ils en ont jugé par leur propre caractère. Ils ont ainsi été amenés à croire que si les dieux règlent tout pour l’usage des hommes, c’est afin de se les attacher et d’en recevoir les plus grands honneurs. Chacun dès lors a inventé, suivant son caractère, des moyens divers d’honorer Dieu, afin d’obtenir que Dieu l’aime plus que es autres, et fasse servir la nature entière à la satisfaction de ses aveugles désirs et de son insatiable avidité. Voilà donc comment ce préjugé s’est tourné en superstition et a jeté de profondes racines dans les mentalités, et c’est ce qui a produit cette tendance universelle à concevoir des causes finales de toutes choses et à les expliquer. Mais tous ces efforts pour montrer que la nature ne fait rien en vain, c’est-à-dire rien d’inutile aux hommes, n’ont rien montré si ce n’est que la nature et les dieux délirent tout autant que les hommes.
— Ethique, I

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Dieu a-t-il ordonné le monde selon sa volonté ?

Les partisans de cette doctrine, qui ont voulu faire étalage de leur talent en assignant des fins aux choses, ont, pour prouver leur doctrine, apporté un nouveau mode d’argumentation : la réduction, non à l’impossible, mais à l’ignorance – ce qui montre qu’il n’y avait aucun autre moyen d’argumenter en faveur de cette doctrine. Si, par exemple, une pierre est tombée d’un toit sur la tête de quelqu’un et l’a tué, ils démontreront que la pierre est tombée pour tuer l’homme, de la façon suivante : Si, en effet, elle n’est pas tombée à cette fin par la volonté de Dieu, comment tant de circonstances (souvent, en effet, il faut un grand concours de circonstances simultanées) ont-elles pu concourir par hasard ? Vous répondrez peut-être que c’est arrivé parce que le vent soufflait et que l’homme passait par là. Mais ils insisteront : Pourquoi le vent soufflait-il à ce moment-là ? Pourquoi l’homme passait-il par là à ce même moment ? Si vous répondez de nouveau que le vent s’est levé parce que la veille, par un temps encore calme, la mer avait commencé à s’agiter, et que l’homme avait été invité par un ami, ils insisteront de nouveau car ils ne sont jamais à court de questions : Pourquoi donc la mer était-elle agitée ? Pourquoi l’homme a-t-il été invité à ce moment-là ? Et ils ne cesseront ainsi de vous interroger sur les causes des causes, jusqu’à ce que vous vous soyez réfugié dans la volonté de Dieu, cet asile de l’ignorance. De même aussi, devant la structure du corps humain, ils s’étonnent, et ignorant les causes de tant d’art, ils concluent que cette structure n’est pas due à un art mécanique, mais à un art divin ou surnaturel, et qu’elle est formée de façon que nulle partie ne nuise à l’autre. Et ainsi arrive-t-il que celui qui cherche les vraies causes des miracles et s’applique à comprendre en savant les choses naturelles, au lieu de s’en étonner comme un sot, est souvent tenu pour hérétique et impie, et proclamé tel par ceux que le vulgaire adore comme les interprètes de la Nature et des Dieux. Car ils savent que l’ignorance une fois détruite, s’évanouit cet étonnement, leur unique moyen d’argumenter et de conserver leur autorité.
— Éthique, Appendice du Livre I

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• Le désir comme effort pour persévérer dans son être 

desir_bdL’essence d’une chose réside dans l’effort pour persévérer dans son être. Cet effort, rapporté à l’esprit et au corps et accompagné de conscience, se nomme désir. Il en résulte une double conséquence. D’une part le désir n’est pas manque mais affirmation et conservation de soi ; d’autre part nous ne désirons pas une chose parce quelle est bonne, mais nous la jugeons bonne parce que nous la désirons.

 

Proposition IX
L’Esprit, en tant qu’il a tant des idées claires que des idées confuses, s’efforce de persévérer dans son être pour une certaine durée indéfinie, et est conscient de cet effort qu’il fait.

Démonstration
L’essence de l’Esprit est constituée d’idées adéquates et d’idées inadéquates (comme nous l’avons vu dans la proposition 3 de cette partie), et par suite (par la proposition 7 de cette partie) tant en tant qu’il a les unes qu’en tant qu’il a les autres, il s’efforce de persévérer dans son être ; et ce (par la proposition 8 de cette partie) pour une certaine durée indéfinie. Et comme l’Esprit (par la proposition 23 partie 2) à travers les idées des affections des corps est nécessairement conscient de soi, l’Esprit est donc (par la proposition 7 de cette partie) conscient de son effort. CQFD
Scolie
Cet effort, quand on le rapporte à l’Esprit seul s’appelle Volonté ; mais quand on le rapporte à la fois à l’Esprit et au Corps, on le nomme Appétit, et il n’est, partant, rien d’autre que l’essence de l’homme, de la nature de qui suivent nécessairement les actes qui servent à sa conservation ; et par suite l’homme est déterminé à les faire.
Ensuite, entre l’appétit et le désir il n’y a pas de différence, sinon que le désir se rapporte généralement aux hommes en tant qu’ils sont conscients de leurs appétits, et c’est pourquoi on peut le définir ainsi : le Désir est l’appétit avec la conscience de l’appétit. Il ressort donc de tout cela que, quand nous nous efforçons à une chose, quand nous la voulons ou aspirons à elle, ou la désirons, ce n’est pas parce que nous jugeons qu’elle est bonne ; mais au contraire, si nous jugeons qu’une chose est bonne, c’est précisément parce que nous nous y efforçons, nous la voulons, ou aspirons à elle, ou la désirons.
— Éthique, Partie III, trad. B. Pautrat, éd. Le Seuil, 1988, p. 219

• Tous les mouvements de la sensibilité n’ont pas été, ici, considérés comme des défauts de la nature humaine…

« J’ai pris grand soin de ne pas tourner en dérision les actions humaines, de ne pas les déplorer, ni les maudire mais de les comprendre. En d’autres termes, les sentiments, par exemple d’amour, de haine, de colère, d’envie, de glorification personnelle, de joie et peine par sympathie, enfin tous les mouvements de la sensibilité n’ont pas été, ici, considérés comme des défauts de la nature humaine. Ils en sont des manifestations caractéristiques, comme la chaleur, le mauvais temps, la foudre sont des manifestations de la nature de l’atmosphère. »
— Traité politique, I, §4

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« Ce n’est pas pour tenir l’homme par la crainte et faire qu’il appartienne à un autre, que l’Etat est institué; au contraire, c’est pour libérer l’individu de la crainte, pour qu’il vive autant que possible en sécurité, c’est-à-dire conserve aussi bien qu’il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d’exister et d’agir. Non, je le répète, la fin de l’Etat n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables à celles de brutes ou d’automates, mais au contraire, il est institué pour que leur âme et leur corps s’acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d’une raison libre, pour qu’ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu’ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’Etat est donc en réalité la liberté ».
— Traité Théologico-politique, chapitre 20, GF, tome 2, p. 329.

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Si l’on voulait déterminer par un nombre la somme de toutes ces distances inégales, il faudrait faire en même temps qu’un cercle ne fût plus un cercle…

« On voit encore par ce qui vient d’être dit, que ni le nombre ni la mesure ni le temps, puisqu’ils ne sont que des auxiliaires de l’imagination, ne peuvent être infinis, sans quoi le nombre ne serait plus le nombre, ni la mesure, la mesure, ni le temps, le temps. D’où l’on voit clairement pourquoi beaucoup de gens, confondant ces trois êtres de raison, avec les choses réelles dont ils ignoraient la vraie nature, ont nié l’Infini. Mais pour mesurer la faiblesse de leur raisonnement, rapportons-nous-en aux mathématiciens qui ne se sont jamais laissé arrêter par des arguments de cette qualité, quand ils avaient des perceptions claires et distinctes. Outre, en effet, qu’ils ont trouvé beaucoup de grandeurs qui ne se peuvent exprimer par aucun nombre, ce qui suffit à montrer l’impossibilité de tout déterminer par les nombres, ils connaissent aussi des grandeurs qui ne peuvent être égalées à aucun nombre mais dépassent tout nombre assignable. Ils n’en concluent pas cependant que de telles grandeurs dépassent tout nombre par la multitude de leurs parties ; cela résulte de ce que, à leurs yeux, ces grandeurs ne se prêtent, sans une contradiction manifeste, à aucune détermination numérique. Par exemple, la somme des distances inégales comprises entre deux cercles AB et CD et celle des variations que la matière en mouvement peut éprouver dans l’espace ainsi délimité, dépassent tout nombre assignable. Cela ne résulte pas de la grandeur excessive de cet espace, car, si petit que nous le supposions, la somme des distances inégales dépassera toujours tout nombre. Cela ne résulte pas non plus, comme il arrive dans d’autres cas, de ce que nous n’avons pas pour ces distances de maximum et de minimum car, dans cet exemple, il y a un maximum AB et un minimum BC ; cela résulte seulement de ce que la nature de l’espace compris entre deux cercles non concentriques n’admet pas un nombre déterminé de distances inégales. Si donc l’on voulait déterminer par le nombre la somme de toutes ces distances inégales, il faudrait faire en même temps qu’un cercle ne fût plus un cercle.»
— Lettre XII à Louis Meyer du 20 avril

[Spinoza face au calvinisme puritain et au judaïsme orthodoxe du XVIIe siècle] :

Entre la Raillerie et le rire, il y a pour moi une grande différence. Car le rire, comme d’ailleurs la plaisanterie, est une Joie pure, et par suite, pourvu qu’il ne comporte pas d’excès, il est bon par lui-même. Et seule, en fait, une superstition farouche et triste peut interdire qu’on se réjouisse. Car en quoi vaut-il mieux apaiser la faim et la soif que chasser la mélancolie? Tel est mon principe et telle est ma conviction. Aucune divinité, nul autre qu’un envieux ne se réjouit de mon impuissance et de ma peine, et nul autre ne tient pour vertus nos larmes, nos sanglots, notre peur, et toutes ces manifestations qui sont le signe d’une impuissance de l’âme ; bien au contraire, plus grande est la joie dont nous sommes affectés, plus grande est la perfection à laquelle nous passons, c’est-à-dire plus il est nécessaire que nous participions de la nature divine. Il appartient à l’homme sage d’user des choses, d’y prendre plaisir autant qu’il est possible – non certes jusqu’à la nausée, ce qui n’est plus prendre plaisir – il appartient à l’homme sage, dis-je, d’utiliser pour la réparation de ses forces et pour sa récréation, des aliments et des boissons agréables en quantité mesurée, mais aussi des parfums, l’agrément des plantes vives, la parure, la musique, le sport, le théâtre, et tous les biens de ce genre dont chacun peut user sans aucun dommage pour l’autre.
— Ethique VI ?

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« Celui qui est conduit par la Raison est plus libre dans la Cité, où il vit selon la loi commune, que dans la solitude où il n’obéit qu’à lui-même ».
— Éthique, IV, 73

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Lettre 57 – Tschirnhaus à Spinoza (8 octobre 1674)

Sur le libre-arbitre

Au très éminent et très pénétrant philosophe B. de Spinoza,

Ehrenfried Walther de Tschirnhaus.

« Monsieur,

Il me paraît étonnant que des philosophes raisonnant en même manière démontrent l’un la fausseté d’une proposition, l’autre sa vérité. Descartes au commencement de la Méthode croit en effet que la certitude de l’entendement est égale chez tous et il le démontre dans ses Méditations. Sont d’accord avec lui sur ce point ceux qui pensent pouvoir démontrer quelque chose de certain de façon que tous les hommes le tiennent pour indubitable.

Mais laissons cela ; je fais appel à l’expérience et vous demande respectueusement de considérer avec attention ce qui suit, car on peut voir ainsi que, si de deux personnes l’une affirme ce que l’autre nie, l’une et l’autre ayant pleine conscience de ce qu’elles disent, en dépit de l’opposition qui existe entre les mots, toutes deux, quand on examine leurs conceptions, disent vrai, chacune suivant sa propre conception. Je considère cette observation comme étant d’une très grande utilité dans la vie commune, car elle peut servir à l’apaisement d’innombrables controverses et des conflits qui en sont la suite : encore que la vérité contenue dans une conception ne soit pas toujours absolue mais seulement quand on tient pour établies les prémisses que celui qui les forme a dans l’entendement. Cette règle a une telle universalité qu’on la trouve chez tous les hommes sans même excepter les déments et ceux qui dorment : les choses qu’ils disent, en effet, qu’ils voient ou ont vues, quelles qu’elles soient (bien que nous ne les voyions pas de même), il est très certain qu’elles sont comme ils les ont vues. Cela est très clairement perceptible aussi dans le cas dont il s’agit ici, c’est-à-dire à l’égard du libre arbitre. Les deux adversaires, aussi bien celui qui en prend la défense que celui qui le rejette, me semblent dire vrai, eu égard à leur façon de concevoir la liberté. Est libre, dit Descartes, ce qui n’est contraint par aucune cause. Vous, en revanche, appelez libre ce qui n’est déterminé à agir par aucune cause. Je reconnais avec vous qu’en toute action nous sommes déterminés à agir par une certaine cause et en ce sens nous n’avons pas de libre arbitre. En revanche je pense avec Descartes que, dans certains cas (je m’expliquerai ci-après là-dessus), nous ne sommes nullement contraints et qu’ainsi nous possédons le libre arbitre. Je vais donner un exemple.

Il y a trois questions à distinguer :

1° Avons-nous quelque pouvoir absolu sur les choses extérieures ? Je le nie. Par exemple il n’est pas absolument en mon pouvoir d’écrire cette lettre puisque je l’aurais écrite antérieurement si je n’en avais été empêché soit par l’absence, soit par la présence de personnes amies.

2° Avons-nous un pouvoir absolu sur notre corps qui se porte où la volonté l’a déterminé à se porter ? Je réponds que cela n’est vrai que dans certaines limites, à savoir si nous possédons un corps sain. Quand je suis en bonne santé, je puis toujours en effet m’appliquer ou ne pas m’appliquer à écrire.

3° Quand il m’est possible de me servir de ma raison, en usé-je très librement, c’est-à-dire absolument ? A cette dernière question je réponds affirmativement. Qui pourrait dire en effet, si ce n’est en allant contre le témoignage de sa propre conscience, que je ne peux arrêter en moi-même cette pensée : je veux écrire ou je ne veux pas écrire ? Et pour ce qui est de l’action elle-même, puisque les causes extérieures la permettent (cela rentre dans la deuxième question), il est clair que j’ai le pouvoir tant d’écrire que de ne pas écrire. Je reconnais avec vous qu’il y a des causes qui en ce moment m’y déterminent, en premier lieu vous m’avez écrit, et m’avez en même temps demandé de vous répondre à la première occasion et, cette occasion s’étant offerte présentement, je ne voudrais pas la perdre. J’affirme aussi avec Descartes, comme chose certaine sur le témoignage de la conscience, que des causes de cette nature ne sont pas contraignantes et que, nonobstant ces raisons, je puis réellement (cela paraît impossible à nier) m’abstenir d’écrire. Si nous étions contraints par les choses extérieures, qui donc pourrait acquérir l’état de vertu ? Dans cette hypothèse il n’est pas de mauvaise action qui ne devienne excusable. Mais n’arrive-t-il pas, et de combien de manières, que, poussés par les choses extérieures à quelque détermination, nous résistions cependant d’un cœur ferme et constant.

Pour donner de la règle ci-dessus une explication plus claire, je dirai : Descartes et vous dites vrai l’un et l’autre eu égard à votre propre conception, mais si l’on considère la vérité absolue, elle n’appartient qu’à l’opinion de Descartes. Vous, en effet, tenez pour certain que l’essence de la liberté consiste à n’être aucunement déterminé. Cela posé, les deux thèses sont vraies. Mais, comme l’essence d’une chose quelconque consiste en ce sans quoi elle ne peut même pas être conçue, il est certes possible aussi de concevoir la liberté clairement, bien que, dans nos actes, nous soyons déterminés dans une certaine mesure par des causes extérieures, bien qu’en d’autres termes il y ait toujours des causes extérieures qui nous incitent à diriger nos actions de telle ou telle façon, tout en n’ayant pas le pouvoir de produire cet effet et sans qu’on doive admettre que nous soyons contraints. Voyez encore Descartes, tome I, lettres 3 et 9 et tome II, page 4. Mais en voilà assez.

Je vous prie de répondre à ces objections [et vous verrez que je ne suis pas seulement reconnaissant, mais aussi votre tout dévoué. »

N. N.], le 8 octobre 1674.

— Réponse de Spinoza

« Notre ami J. R. m’a envoyé la lettre que vous avez bien voulu m’écrire en même temps que le jugement de votre ami sur ma manière de voir et celle de Descartes touchant le libre arbitre. Cela m’a été très agréable. Bien qu’en ce moment ma santé soit peu solide et que j’aie bien d’autres occupations, votre amabilité singulière et aussi, ce que je considère avant tout, votre zèle pour la vérité, me font une obligation de répondre à votre désir dans la mesure de mes faibles forces. J’avoue en effet que je ne sais pas ce que votre ami veut dire, avant qu’il fasse appel à l’expérience et m’avertisse d’être très attentif. Ce qu’il ajoute ensuite : si de deux personnes l’une affirme ce que l’autre nie, etc., est vrai s’il entend par là que ces deux personnes, bien qu’usant des mêmes mots, pensent à des choses différentes. J’ai jadis donné quelques exemples de désaccords de ce genre à notre ami J. R., à qui j’écris de vous les communiquer.

Je passe maintenant à cette définition de la liberté que votre ami dit être la mienne. Je ne sais d’où il l’a tirée. J’appelle libre, quant à moi, une chose qui est et agit par la seule nécessité de sa nature ; contrainte, celle qui est déterminée par une autre à exister et à agir d’une certaine façon déterminée. Dieu, par exemple, existe librement bien que nécessairement parce qu’il existe par la seule nécessité de sa nature. De même aussi Dieu se connaît lui-même librement parce qu’il existe par la seule nécessité de sa nature. De même aussi Dieu se connaît lui-même et connaît toutes choses librement, parce qu’il suit de la seule nécessité de sa nature que Dieu connaisse toutes choses. Vous le voyez bien, je ne fais vas consister la liberté dans un libre décret mais dans une libre nécessité.

Mais descendons aux choses créées qui sont toutes déterminées par des causes extérieures à exister et à agir d’une certaine façon déterminée. Pour rendre cela clair et intelligible, concevons une chose très simple : une pierre par exemple reçoit d’une cause extérieure qui la pousse, une certaine quantité de mouvement et, l’impulsion de la cause extérieure venant à cesser, elle continuera à se mouvoir nécessairement. Cette persistance de la pierre dans le mouvement est une contrainte, non parce qu’elle est nécessaire, mais parce qu’elle doit être définie par l’impulsion d’une cause extérieure. Et ce qui est vrai de la pierre il faut l’entendre de toute chose singulière, quelle que soit la complexité qu’il vous plaise de lui attribuer, si nombreuses que puissent être ses aptitudes, parce que toute chose singulière est nécessairement déterminée par une cause extérieure à exister et à agir d’une certaine manière déterminée.

Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, pense et sache qu’elle fait effort, autant qu’elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre assurément, puisqu’elle a conscience de son effort seulement et qu’elle n’est en aucune façon indifférente, croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère dans son mouvement que parce qu’elle le veut. Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leur appétits et ignorent les causes qui les déterminent. Un enfant croit librement appeter le lait, un jeune garçon irrité vouloir se venger et, s’il est poltron, vouloir fuir. Un ivrogne croit dire par un libre décret de son âme ce qu’ensuite, revenu à la sobriété, il aurait voulu taire. De même un délirant, un bavard, et bien d’autres de même farine, croient agir par un libre décret de l’âme et non se laisser contraindre. Ce préjugé étant naturel, congénital parmi tous les hommes, ils ne s’en libèrent pas aisément. Bien qu’en effet l’expérience enseigne plus que suffisamment que, s’il est une chose dont les hommes soient peu capables, c’est de régler leurs appétits et, bien qu’ils constatent que partagés entre deux affections contraires, souvent ils voient le meilleur et font le pire, ils croient cependant qu’ils sont libres, et cela parce qu’il y a certaines choses n’excitant en eux qu’un appétit léger, aisément maîtrisé par le souvenir fréquemment rappelé de quelque autre chose.

Voilà qui, si je ne me trompe, explique suffisamment ma manière de voir sur la nécessité libre et celle qui est une contrainte, comme aussi sur la prétendue liberté humaine, et cela permet de répondre aisément aux objections de votre ami. Il dit avec Descartes : est libre qui n’est contraint par aucune cause extérieure. Si par « être contraint » il entend « agir contre sa propre volonté », j’accorde que dans certaines actions nous ne sommes nullement contraints et qu’en ce sens nous avons un libre arbitre. Mais si par être contraint il entend agir en vertu d’une nécessité (ainsi que je l’ai expliqué) bien qu’on n’agisse pas contre sa propre volonté, je nie que nous soyons libres en aucune action.

Votre ami objecte que nous pouvons user de notre raison très librement, c’est-à-dire absolument, et il persiste dans cette idée avec assez, pour ne pas dire trop de confiance. Qui, dit-il, pourrait dire, en effet, si ce n’est en allant contre le témoignage de sa propre conscience, que je ne puis pas arrêter en moi-même cette pensée : je veux écrire et je ne veux pas écrire. Je voudrais savoir de quelle conscience il veut parler, en dehors de celle dont j’ai supposé la pierre dotée dans mon exemple de tout à l’heure. Pour moi, certes, si je ne veux pas me trouver en contradiction avec ma conscience, c’est-à-dire avec la raison et l’expérience, si je ne veux pas entretenir les préjugés et l’ignorance, je nie que je puisse arrêter en moi-même avec une puissance absolue cette pensée : je veux écrire et je ne veux pas écrire. Mais j’invoque la conscience de votre ami lui-même, qui sans aucun doute a éprouvé qu’il avait dans ses rêves la puissance de penser qu’il voulait écrire ou ne le voulait pas : quand il rêve qu’il ne veut pas écrire, il n’a pas le pouvoir de rêver qu’il veut écrire, et quand il rêve qu’il veut écrire, il n’a pas le pouvoir de rêver qu’il ne veut pas écrire. Et il n’a pas moins éprouvé, à ce que je crois, que l’âme n’est pas toujours également apte à penser à un certain objet, mais suivant que le corps est plus apte à évoquer l’image de tel ou tel objet, l’âme est aussi plus apte à contempler tel ou tel objet.

Quand il dit en outre que les causes pour quoi il se trouve porté à écrire, l’ont bien poussé à le faire mais sans l’y contraindre, il ne veut rien dire (si vous voulez bien examiner la chose sans parti pris), sinon que, dans la disposition d’esprit où il se trouve, des causes qui à un autre moment n’eussent pas eu le pouvoir de l’exciter à écrire se trouvant en conflit avec une affection forte, ont eu un pouvoir suffisant quand il s’est mis à écrire. Cela signifie que des causes qui à un autre moment n’auraient pas été contraignantes, l’ont contraint, à un moment donné, non à écrire contre sa volonté mais à avoir nécessairement le désir d’écrire. Pour ce qu’il dit encore que si nous étions contraints par des causes extérieures, nul ne pourrait acquérir l’état de vertu, je ne sais de qui il tient que nous puissions avoir de la fermeté et de la constance non par une nécessité de notre destinée, mais seulement par un libre décret.

Et enfin puisqu’il déclare que dans l’hypothèse de la nécessité toute mauvaise action serait excusable, je demande et pourquoi donc ? Les hommes méchants ne sont pas moins à craindre ni moins pernicieux quand ils sont méchants nécessairement. Mais sur ce point voyez, s’il vous plaît, la partie II, chapitre 8 de mon Appendice aux livres I et II des Principes de Descartes exposés géométriquement.

Je voudrais, dirai-je encore, que votre ami qui me fait ces objections, me fît connaître en quelle manière il concilie cette vertu humaine née d’un libre décret de l’âme avec la préordination divine. Que s’il reconnaît avec Descartes qu’il ne sait pas opérer cette conciliation, alors il est lui-même percé par le trait qu’il a voulu diriger contre moi. Entreprise vaine, car si vous voulez examiner ma manière de penser d’un esprit attentif, vous verrez qu’elle est parfaitement cohérente. »

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