WEIL Simone

[1909-1943]

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L’enracinement

Extraits

L’égalité

L’égalité est un besoin vital de l’âme humaine. Elle consiste dans la reconnaissance publique, générale, effective, exprimée réellement par les institutions et les mœurs, que la même quantité de respect et d’égards est due à tout être humain, parce que le respect est dû à l’être humain comme tel et n’a pas de degrés.

Par suite, les différences inévitables parmi les hommes ne doivent jamais porter la signification d’une différence dans le degré de respect. Pour qu’elles ne soient pas ressenties comme ayant cette signification, il faut un certain équilibre entre l’égalité et l’inégalité.

Une certaine combinaison de l’égalité et de l’inégalité est constituée par l’égalité des possibilités. Si n’importe qui peut arriver au rang social correspondant à la fonction qu’il est capable de remplir, et si l’éducation est assez répandue pour que nul ne soit privé d’aucune capacité du seul fait de sa naissance, l’espérance est la même pour tous les enfants. Ainsi, chaque homme est égal en espérance à chaque autre, pour son propre compte quand il est jeune, pour le compte de ses enfants plus tard.

Mais cette combinaison, quand elle joue seule et non pas comme un facteur parmi d’autres, ne constitue pas un équilibre et enferme de grands dangers.

D’abord, pour un homme qui est dans une situation inférieure et qui en souffre, savoir que sa situation est causée par son incapacité, et savoir que tout le monde le sait, n’est pas une consolation, mais un redoublement d’amertume ; selon les caractères, certains peuvent en être accablés, certains autres menés au crime.

Puis, il se crée ainsi inévitablement dans la vie sociale comme une pompe aspirante vers le haut. Il en résulte une maladie sociale si un mouvement descendant ne vient pas faire équilibre au mouvement ascendant. Dans la mesure où il est réellement possible qu’un enfant, fils de valet de ferme, soit un jour ministre, dans cette mesure il doit être réellement possible qu’un enfant, fils de ministre, soit un jour valet de ferme. Le degré de cette seconde possibilité ne peut être considérable sans un degré très dangereux de contrainte sociale.

Cette espèce d’égalité, si elle joue seule et sans limites, donne à la vie sociale un degré de fluidité qui la décompose.

Il y a des méthodes moins grossières pour combiner l’égalité et la différence. La première est la proportion. La proportion se définit comme la combinaison de l’égalité et de l’inégalité, et partout dans l’univers elle est l’unique facteur de l’équilibre.

— L’enracinement, Simone Weil, Folio Essais n° 141, p. 26 à  28

La hiérarchie

La hiérarchie est un besoin vital de l’âme humaine. Elle est constituée par une certaine vénération, un certain dévouement à l’égard des supérieurs, considérés non pas dans leurs personnes ni dans le pouvoir qu’ils exercent, mais comme des symboles.  Ce dont ils sont les symboles, c’est ce domaine qui se trouve au-dessus de tout homme et dont l’expression en ce monde est constituée par les obligations de chaque homme envers ses semblables. Une véritable hiérarchie suppose que les supérieurs aient conscience de cette fonction de symbole et sachent qu’elle est l’unique objet légitime du dévouement de leurs subordonnés. La vraie hiérarchie a pour effet d’amener chacun à s’installer moralement dans la place qu’il occupe.

— Ibid. p. 30

Le déracinement

Parmi toutes les formes actuelles de la madie du déracinement, le déracinement de la culture n’est pas le moins alarmant. La première conséquence de cette maladie  est généralement, dans tous les domaines, que, les relations étant coupées, chaque chose est regardée comme un but en soi. Le déracinement engendre l’idolâtrie.

Pour prendre un seul exemple de la déformation de notre culture, le souci, absolument légitime, de conserver aux raisonnements géométriques leur caractère de nécessité fait qu’on présente la géométrie aux lycéens comme une chose absolument sans relation avec le monde. Ils ne peuvent guère s’y intéresser que comme à un jeu, ou bien pour avoir de bonnes notes. Comment y verraient-ils de la vérité ?

La plupart ignoreront toujours que presque toutes nos actions, simples ou savamment combinées, sont des applications de notions géométriques, que l’univers où nous vivons est un tissu de relations géométriques, et que la nécessité géométrique est celle-là même à laquelle nous sommes soumis en fait, comme créatures enfermées dans l’espace et le temps. On présente la nécessité géométrique de telle manière qu’elle paraît arbitraire. Quoi de plus absurde qu’une nécessité arbitraire ? Par définition, une nécessité s’impose.

D’un autre côté, quand on veut vulgariser la géométrie et l’approcher de l’expérience, on omet les démonstrations. Il ne reste plus alors que quelques recettes tout à fait sans intérêt. La géométrie a perdu sa saveur, son essence. Son essence est d’être une étude qui a pour objet la nécessité, cette même nécessité qui, en fait, est souveraine ici-bas.

L’une et l’autre de ces déformations seraient faciles à éviter. il n’y a pas à choisir entre la démonstration et l’expérience. on démontre avec du bois et du fer aussi facilement qu’avec de la craie.

Il y aurait une manière simple d’introduire la nécessité géométrique dans une école professionnelle, en associant l’étude et l’atelier. On dirait aux enfants : «Voici un certain nombre de tâches à exécuter (fabriquer des objets satisfaisant à tells, telles et telles conditions). les unes sont possibles, les autres impossibles. Exécutez celles qui sont possibles, et celles que vous n’exécutez pas, forcez-moi à admettre qu’elles sont impossibles». Par cette fente, toute la géométrie peut s’introduire dans le travail. L’exécution est une preuve empirique suffisante de la possibilité, mais pour l’impossibilité, il n’y a pas de preuve empirique ; il y faut une démonstration. L’impossibilité est la forme concrète de la nécessité.

— Ibid. p. 92-94

Dans l’histoire des mouvements populaires en France, il n’est guère arrivé, sauf erreur, que paysans et ouvriers se soient trouvés ensemble. Même en 1789, il s’agissait peut-être davantage d’une coïncidence que d’autre chose.

Au XIVe siècle, les paysans étaient de très loin les plus malheureux. Mais même quand ils sont matériellement plus heureux — et quand c’est le cas, ils ne s’en rendent pas compte, parce que les ouvriers qui viennent passer au village quelques jours de vacances succombent à la tentation des vantardises — ils sont toujours tourmentés par le sentiment que tout se passe dans les villes, et qu’ils sont «out of it».

Bien entendu, cet état d’esprit est aggravé par l’installation dans les villages de la T.S.F., de cinémas, et par la circulation de journaux tels que Confidences et Marie-Claire, auprès desquels la cocaïne est un produit sans danger.

— Ibid. p. 105-106

La première condition d’un réenracinement moral de la paysannerie dans le pays, c’est que le métier d’instituteur rural soit quelque chose de distinct, de spécifique, dont la formation soit non seulement partiellement, mais totalement autre que celle d’un instituteur des villes. Il est absurde au plus haut point de fabriquer dans un même moule des instituteurs pour Belleville ou pour un petit village. C’est une des nombreuses absurdités d’une époque dont le caractère dominant est la bêtise.

La deuxième condition est que les instituteurs ruraux connaissent les paysans et ne les méprisent pas, ce qu’on n’obtiendra pas simplement en les recrutant dans la paysannerie. Il faudrait donner une très large part, dans l’enseignement  qu’on leur fournit, au folklore de tous les pays, présenté non comme un objet de curiosité, mais comme une grande chose ; leur parler de la part qu’ont eue les bergers dans les premières spéculations de la pensée humaine, celles sur les astres, et aussi comme le montrent les comparaisons qui reviennent partout dans les textes antiques, celles sur le bien et le mal.

— Ibid. p. 116

Déracinement et nation

Le peuple français, en juin et juillet et 1940, n’a pas été un peuple à qui des escrocs, cachés dans l’ombre, ont soudain par surprise volé sa patrie. C’est un peuple qui a ouvert la main et laissé la patrie tomber par terre. Plus tard — mais après un long intervalle — il s’est consumé en efforts de plus en plus désespérés pour la ramasser, mais quelqu’un avait mis le pied dessus.

— Ibid. p. 131

Déracinement et nation – Les Bretons

Les Bretons furent désespérés quand leur souveraine Anne fut contrainte d’épouser le roi de France. Si ces hommes revenaient aujourd’hui, ou plutôt il y a quelques années, auraient-ils de très fortes raisons pour penser qu’ils s’étaient trompés ? Si discrédité que soit l’autonomisme breton par la personne de ceux qui le manœuvrent et les fins inavouables qu’ils poursuivent, il est certain que cette propagande répond à quelque chose de réel à la fois dans les faits et dans les sentiments de ces populations. Il y a des trésors latents, dans ce peuple, qui n’ont pas pu sortir. La culture française ne lui convient pas ; la sienne ne peut pas germer ; dès lors il est maintenu tout entier dans les bas-fonds des catégories sociales inférieures. Les Bretons fournissent une large part des soldats illettrés ; les Bretonnes, dit-on, une large part des prostituées de Paris. L’autonomie ne serait pas un remède, mais cela ne signifie pas que la maladie n’existe pas.

— Ibid. p. 140

La pesanteur et la grâce

[Extraits]

« Un mode de purification : prier Dieu, non seulement en secret par rapport aux hommes, mais en pensant que Dieu n’existe pas. » (Renoncement au temps)

« L’humilité a pour objet d’abolir l’imaginaire dans le progrès spirituel. Aucun inconvénient à se croire beaucoup moins avancé qu’on n’est : la lumière n’en opère pas moins son effet, dont la source n’est pas dans l’opinion. Beaucoup à se croire plus avancé, car alors l’opinion a un effet. » (Illusions)

« Dieu et le surnaturel sont cachés et sans forme dans l’univers. Il est bon qu’ils soient cachés et sans nom dans l’âme. Autrement, on risque d’avoir sous ce nom de l’imaginaire (ceux qui ont nourri et vêtu le Christ ne savaient pas que c’était le Christ). Sens des mystères antiques. Le christianisme (catholiques et protestants) parle trop de choses saintes. » (Ibid.)

« Amour imaginaire pour les créatures. On est attaché par une corde à tous les objets d’attachements, et une corde peut toujours se couper. On est aussi attaché par une corde au Dieu imaginaire, au Dieu pour qui l’amour est aussi un attachement. Mais au Dieu réel on n’est pas attaché, et c’est pourquoi il n’y a pas de corde qui puisse être coupée. Il entre en nous. Lui seul peut entrer en nous. Toutes les autres choses restent en dehors, et nous ne connaissons d’elles que les tensions de degré et de direction variables imprimées à la corde quand il y a déplacement d’elles ou de nous. » (Amour)

« Il faut que le mal soit rendu pur — ou la vie est impossible. Dieu seul peut cela. C’est l’idée de la Gîta. C’est aussi l’idée de Moïse, de Mahomet, de l’hitlérisme… Mais Jéhovah, Allah, Hitler sont des dieux terrestres. La purification qu’ils opèrent est imaginaire. » (Le mal)

« La non-violence n’est bonne que si elle est efficace. Ainsi, question du jeune homme à Gandhi concernant sa sœur. La réponse devrait être : use de la force, à moins que tu ne sois tel que tu puisses la défendre avec autant de probabilité de succès, sans violence. A moins que tu ne possèdes un rayonnement dont l’énergie (c’est-à-dire l’efficacité possible, au sens le plus matériel) soit égale à celle contenue dans tes muscles. S’efforce de devenir tel qu’on puisse être non-violent. » (La violence)

« Cas de contradictoires vrais. Dieu existe, Dieu n’existe pas. Où est le problème ? Je suis tout à fait sûre qu’il y a un Dieu, en ce sens que je suis tout à fait sûre que mon amour n’est pas illusoire. Je suis tout à fait sûre qu’il n’y a pas de Dieu, en ce sens que je suis tout à fait sûre que rien de réel ne ressemble à ce que je peux concevoir quand je prononce ce nom. Mais cela que je ne puis concevoir n’est pas une illusion. » (L’athéisme purificateur)

« Entre deux hommes qui n’ont pas l’expérience de Dieu, celui qui le nie en est peut-être le plus près. Le faux Dieu qui ressemble en tout au vrai, excepté qu’on ne le touche pas, empêche à jamais d’accéder au vrai. Croire en un Dieu qui ressemble en tout au vrai, excepté qu’il n’existe pas, car on ne se trouve pas au point où Dieu existe. » (Ibid.)

« La religion en tant que source de consolation est un obstacle à la véritable foi : en ce sens l’athéisme est une purification. Je dois être athée avec la partie de moi-même qui n’est pas faite pour Dieu. Parmi les hommes chez qui la partie surnaturelle d’eux-mêmes n’est pas éveillée, les athées ont raison et les croyants ont tort. » (Ibid.)

« L’attention absolument sans mélange est prière. » (L’attention et la volonté)

« Le poète produit le beau par l’attention fixée sur du réel. De même l’acte d’amour. Savoir que cet homme, qui a faim et soif, existe vraiment autant que moi — cela suffit, le reste suit de même. Les valeurs authentiques et pures de vrai, de beau et de bien dans l’activité d’un être humain se produisent par un seul et même acte, une certaine application à l’objet de la plénitude de l’attention. » (Ibid.)

« Méthode pour comprendre les images, les symboles, etc. Non pas essayer de les interpréter, mais les regarder jusqu’à ce que la lumière jaillisse. D’une manière générale, méthode d’exercer l’intelligence, qui consiste à regarder. Application de cette méthode pour la discrimination du réel et de l’illusoire. Dans la perception sensible, si on n’est pas sûr de ce qu’on voit, on se déplace en regardant, et le réel apparaît. Dans la vie intérieure, le temps tient lieu d’espace. Avec le temps on est modifié et si, à travers les modifications, on garde le regard orienté vers la même chose, en fin de compte l’illusion se dissipe et le réel apparaît. La condition est que l’attention soit un regard et non un attachement. » (Ibid.)

« La connaissance de la misère humaine est difficile au riche, au puissant, parce qu’il est presque invinciblement porté à croire qu’il est quelque chose. Elle est également difficile au misérable parce qu’il est presque invinciblement porté à croire que le riche, le puissant est quelque chose. » (Ibid.)

« Ce n’est pas la faute qui constitue le péché mortel, mais le degré de lumière qui est dans l’âme quand la faute, quelle qu’elle soit, est accomplie. » (Ibid.)

« Il n’y a pas d’autre critérium parfait du bien et du mal que la prière intérieure ininterrompue. Tout ce qui ne l’interrompt pas est permis, tout ce qui l’interrompt est défendu. Il est impossible de faire du mal à autrui quand on agit en état de prière. A condition que ce soit prière véritable. Mais avant d’en arriver là, il faut avoir usé sa volonté propre contre l’observation des règles. » (Dressage)

« Le rationnel au sens cartésien, c’est-à-dire le mécanisme, la nécessité humainement représentable, doit être supposé partout où on le peut, afin de mettre en lumière ce qui lui est irréductible. L’usage de la raison rend les choses transparentes à l’esprit. Mais on ne voit pas le transparent. On voit l’opaque à travers le transparent, l’opaque qui était caché quand le transparent n’était pas transparent. On voit ou les poussières sur la vitre, ou le paysage derrière la vitre, mais jamais la vitre elle-même. Nettoyer la poussière ne sert qu’à voir le paysage. La raison ne doit exercer sa fonction que pour parvenir aux vrais mystères, aux vrais indémontrables qui sont le réel. L’incompris cache l’incompréhensible, et pour ce motif doit être éliminé. » (L’intelligence et la grâce)

« Le nettoyage philosophique de la religion catholique n’a jamais été fait. Pour le faire, il faudrait être dedans et dehors. » (Ibid.)

« La conscience est abusée par le social. L’énergie supplémentaire (imaginative) est en grande partie suspendue au social. Il faut l’en détacher. C’est le détachement le plus difficile. La méditation sur le mécanisme social est à cet égard une purification de première importance. Contempler le social est une voie aussi bonne que se retirer du monde. C’est pourquoi je n’ai pas eu tort de côtoyer si longtemps la politique. » (Le gros animal)

« Le christianisme primitif a fabriqué le poison de la notion de progrès par l’idée de la pédagogie divine formant les hommes pour les rendre capables de recevoir le message du Christ. Cela s’accordait avec l’espoir de la conversion universelle des nations et de la fin du monde comme phénomènes imminents. Mais aucun des deux ne s’étant produit, au bout de dix-sept siècles on a prolongé cette notion de progrès au-delà du moment de la Révélation chrétienne. Dès lors elle devait se retourner contre le christianisme. Les autres poisons mélangés à la vérité du christianisme sont d’origine juive. Celui-là est spécifiquement chrétien. La métaphore de la pédagogie divine dissout la destinée individuelle qui seule compte pour le salut, dans celle des peuples. Le christianisme a voulu chercher une harmonie dans l’histoire. C’est le germe de Hegel et de Marx. La notion d’histoire comme continuité dirigée est chrétienne. Il me semble qu’il y a peu d’idées plus complètement fausses. Chercher l’harmonie dans le devenir, dans ce qui est le contraire de l’éternité. Mauvaise union des contraires. L’humanisme et ce qui s’est ensuivi n’est pas un retour à l’Antiquité, mais un développement de poisons intérieurs au christianisme. » (Ibid.)

 

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