PRAIRAT Eric

Quelle morale pour l’école ?

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Quelle morale pour l’Ecole ?

Si l’art d’enseigner n’est pas une technique, quelles valeurs peuvent fonder ses propres obligations ? Que signifient l’efficacité ou la réussite, voire l’obligation de moyens, sans critères déterminés ? Occupée à lutter contre l’idée d’un métier qui ne s’apprend pas, dans un effort de professionnalisation porté par les IUFM, la formation enseignante a peut-être négligé une valeur régulatrice essentielle, la morale. C’est en tout cas l’idée que soutient Erick Prairat, professeur en sciences de l’éducation à l’Université de Nancy 2. Dans « La morale du professeur », il établit les éléments d’une éthique professorale et d’une déontologie enseignante, dont il tire les jalons d’une possible formation pour les étudiants en professorat. Une réhabilitation de la morale sans le moralisme, de la sollicitude sans le paternalisme.

L’art d’enseigner : ni vocation, ni technicisme

Une technique se caractérise par un ensemble exhaustif de règles dont l’application garantit à coup sûr l’obtention du résultat souhaité. Un art s’en distingue en ce que le corpus de ses règles n’y suffira jamais ; les circonstances s’en mêlent. L’enseignement, en ce sens, appartient au domaine de l’art. Mais l’art admet aussi, en général, des critères de réussite au regard de ses propres exigences. Comment viendra-t-on jamais à bout des exigences idéales de l’enseignement ? On aura beau dire que l’obligation ne porte que sur les moyens, refuser l’échec n’en demeure pas moins une injonction permanente et insoluble de l’exercice du métier. S’il est possible d’établir une limite raisonnée aux attentes de l’enseignement, c’est plutôt par la formulation des exigences déontologiques qui peuvent définir le métier de l’intérieur que par une quête de perfection idéale introuvable.

L’espace scolaire et ses hétéronomies

Erick Prairat rappelle d’abord ce qu’est l’art d’enseigner : transmettre une vérité qui dépasse la personne de l’enseignant, par une présence vivante et active, dans le cadre d’une institution qui exclut les critères sans valeurs, et assure le pouvoir et l’autorité du maître par la garantie de son expertise. Le lieu en est collectif, mais ce n’est ni l’espace domestique, ni l’espace public. Il assure aux élèves un moment de transition entre les deux. Chaque époque cherche à lui imposer le modèle d’un espace de référence qui lui est étranger (« hétérotopie ») : le couvent, puis la caserne, l’agora enfin – et peut-être bientôt l’espace économique. Les philosophes, de leur côté, s’efforcent d’en fournir la « conception normative » qui rappelle ses finalités idéales. Prise entre son aspiration légitime à l’autonomie et l’impossibilité de se couper du monde, l’école entretient avec la société une sorte de « porosité métabolique », dit E. Prairat, dont la règle demeure l’impératif d’éducation.

Un déontologisme tempéré ?

Pourquoi envisager une place pour la morale, dans cet art difficile et ce lieu intermédiaire ? À quel titre et à quelle fin ? D’abord parce que l’école est un lieu du vivre-ensemble, où doit s’élaborer une prise en compte et une considération d’autrui, qui ne relèvent pas de l’hédonisme (recherche du bien-être) ni du moralisme (conformité aux normes dominantes). Formatrice, la morale du professeur qui régule son action de transmission doit être en quelque manière exemplaire ; mais d’une exemplarité qui n’interfère pas dans les libertés privées. La morale professionnelle contribue à former en l’élève une « morale civique ». L’auteur interroge les grands modèles classiques : le déontologisme (morale du devoir), le conséquentialisme (qui accorde plus de valeur aux conséquences qu’aux motifs de l’action) et le vertuisme (qui valorise les qualités morales de l’agent). Aucun modèle n’est sans défaut : la morale du devoir est aveugle au contexte, celle des conséquences admet le sacrifice de certains au bien de tous, celle de la vertu parie sur des dispositions inébranlables peu réalistes. Reste la voie d’un « déontologisme tempéré », pour lequel la force impérative du devoir n’est jamais absolue au regard des circonstances, et qui repose sur l’exercice de vertus professionnelles à développer par la formation (tact, justice et sollicitude).

Des principes déontologiques fondamentaux

Du point de vue de la déontologie, comment établir le cadre d’exigences normatives qui ne soient pas techniques ou réglementaires, mais relèvent aussi bien des valeurs du bien et du juste, que de la prudence et de l’habileté spécifiques à la profession ? Comme toute déontologie, celle des professeurs doit émaner de la reconnaissance de valeurs partagées par les professionnels eux-mêmes : le respect d’invariants pédagogiques, tout d’abord ; le respect du pluralisme et des valeurs civiques, ensuite, à titre de remèdes contre le dogmatisme et les ingérences d’intérêts privés. Pour Erick Prairat, la déontologie enseignante repose sur quatre principes : l’éducabilité, qui ne laisse personne hors de l’école, l’autorité, qui permet la distance nécessaire à l’enseignement, le respect qui oblige à considérer la valeur de chacun, et la responsabilité, qui oblige à assumer décisions et actions. Leur formulation doit obéir à trois règles : la sobriété normative, pour en éviter l’inflation intenable, le souci de stabilité, pour des normes raisonnables et acceptables, et l’exigence de neutralité, afin d’éviter tout préjugé discriminatoire. L’auteur revisite et commente une précédente proposition de charte déontologique (2009) qui étaie son propos d’une illustration précise.

Un programme de formation pour les ESPE ?

Plus qu’une simple ébauche théorique, Erick Prairat établit les éléments d’une formation éthique et déontologique : il conçoit cette formation sous la triple forme d’une travail d’analyse notionnelle, de dilemmes pour la réflexion et d’exemples de chartes empruntées à différents pays. Les « notions » proposent d’explorer les acceptions et formes du devoir afin d’en clarifier les présupposés et les implications. Les « exercices de pensée » permettent d’interroger divers cas concrets sur des problèmes singuliers d’où l’induction de la règle pratique générale pose problème. Les différents exemples fournissent un aperçu de la manière dont d’autres communautés enseignantes (Suisse, Belge, Française et Canadienne) ont tenté de résoudre les difficultés de formulation ou d’arbitrages de telles chartes.

Dans la perspective d’un enseignement laïque de la morale à l’école, la réflexion d’Erick Prairat présente l’atout indiscutable de rendre clair et accessible la plupart des notions relatives aux débats sur les questions d’éthique et de morale, départageant ce qui relève de la fonction du professeur et de sa professionnalité, de ce qu’il lui revient de transmettre aux élèves, réaffirmant des exigences substantielles à l’égard de l’institution comme garante d’un enseignement convenable à tous. Loin d’un repli frileux sur des modèles passéistes, l’auteur propose une forme de révolution interne du monde enseignant, par laquelle il affirmerait et s’approprierait les valeurs communes qui peuvent constituer son identité.

— Erick Prairat, La morale du professeur – PUF, 288 pages – Parution : 09/10/2013

Entretien avec E. Preirat :
Tact, justice, sollicitude, les trois vertus du prof

Proposer une « morale du professeur » à l’heure où les professeurs sont appelés à un enseignement de la morale laïque, n’est-ce pas paradoxal ?

C’est une question qui a été mise de côté depuis longtemps. Dans les années 90, les IUFM ont connu une ère technicienne – à laquelle j’ai d’ailleurs moi-même participé en tant que formateur – qui a relégué les questions d’ordre éthique derrière les questions de professionnalisation méthodique. La professionnalisation est indispensable : ce serait une hérésie de croire qu’il suffit d’être bon en histoire ou en maths pour devenir un bon professeur. Mais cela ne dispense pas de se poser la question de l’éthique du professeur, du cadre déontologique dans lequel elle s’inscrit, et de la manière de penser la formation éthique et déontologique des enseignants. Il ne suffit pas, pour bien enseigner, d’être une « bonne personne ».

Vous distinguez le déontologisme et la déontologie de l’enseignant. Qu’implique cette distinction ?

Elle est très importante : le déontologisme désigne la morale du devoir, sur le modèle kantien. Elle s’oppose par exemple à la morale conséquentialiste, qui s’attache à la valeur des conséquences plus qu’aux motifs de l’action. La déontologie, elle, désigne un ensemble de règles et de prescriptions liées à l’exercice d’une profession, qui ne sont pas forcément d’ordre moral ; elles peuvent être plus larges, d’ordre prudentiel par exemple. Le déontologisme est une éthique, la déontologie relève de l’obligation professionnelle au-delà des règles statutaires.

La morale du professeur repose selon vous sur des « vertus » essentielles : peuvent-elles s’acquérir par la formation ?

Je définis la vertu, avec Rawls, comme un « désir d’agir » et pas, avec Aristote, comme une disposition acquise définitive, sens qui me semble trop lourd. Les psychologues moraux estiment introuvable cette idée d’une disposition stable, qui ferait qu’on serait éternellement courageux, par exemple, quelles que soient les circonstances. Parmi les vertus professionnelles, je cite le tact, la justice et la sollicitude – trois vertus qui peuvent hériter avec souplesse et intelligence de la morale du devoir, mais qui ne peuvent pas être apprises méthodiquement. Le tact, surtout, que je distingue de la civilité : celle-ci suit des usages, des règles, des recommandations, alors que le tact intervient quand il n’y a plus de conventions à suivre. C’est une capacité à trouver le mot juste.

Quand j’emmenais des étudiants de l’IUFM visiter des IMF, ils étaient toujours frappés par l’aspect spectaculaire de la magistralité professorale, mais ils ne voyaient pas ces petites choses où se joue précisément l’expertise professionnelle. Comment y rendre sensible ? Sans doute par le modèle, en montrant ce qui se passe quand c’est bien fait – mais c’est là que ça se voit le moins. Le tact reste un impensé de la relation éducative, alors qu’il est très présent dans les déontologies médicales et paramédicales. C’est déjà une vertu morale par l’attention à l’autre, et il est aussi indispensable à une justice et une sollicitude qui ne soient pas impersonnelles.

Comment se fait-il qu’il n’existe pas une déontologie professorale en France ?

La déontologie fixe les points de repère d’une identité professionnelle. Elle émane de la profession elle-même, généralement à travers ses instances syndicales. C’est ainsi qu’est apparu le code de déontologie du journalisme en 1918, celui des médecins à la fin du 19e s. C’est se donner des règles pour éviter d’en recevoir de l’extérieur. En France, les syndicats enseignants ont une réaction très jacobine : ils préfèrent une régulation plus lointaine, imposée par l’État, mais que l’on peut critiquer, à une régulation interne du corps par les pairs. Il faut dire qu’il y a eu un précédent, dans le Primaire, qui a laissé de mauvais souvenirs : le Code Soleil de 1923, ressenti comme un contrôle de la morale et du républicanisme des enseignants.

Je propose trois principes pour une déontologie enseignante, déduits de dizaines et de dizaines de déontologies professionnelles que j’ai étudiées : le principe de sobriété normative (peu de normes, simples et maniables), le principe de stabilité (des normes raisonnables et acceptables par tous) et le principe de neutralité (abstention sur les mobiles de l’engagement professionnel et sur la figure du maître idéal).

La question de la morale est peut-être secondaire, face aux difficultés concrètes que rencontrent les enseignants dans leurs classes ?

Les sociologues ont fait l’inventaire des difficultés de l’exercice du métier, évoquant la discipline, le bavardage, la souffrance professorale, la difficulté à mobiliser les élèves sur des tâches intellectuelles… Au-delà de ces constats, on peut relier ces difficultés à deux scénarii, que j’ai appelé l’estompement de l’altérité et l’affaissement du désir. Le premier est dû au fait que la reconnaissance légitime de l’égale dignité du maître et de l’élève, a progressivement effacé la dissymétrie symbolique nécessaire entre eux. Dans l’enclos de la classe, où règne une redoutable proximité physique, la distance symbolique n’est pas de nature sociale, elle ne relève pas du mépris ou de l’arrogance du professeur, mais elle permet l’exercice d’une autorité légitime. Les pédagogues de l’Ancien Régime revendiquaient deux grands interdits : celui de l’amour et celui de la violence, qui sont deux sortes de corps-à-corps abolissant toute forme de distance. L’exigence de distance est consubstantielle à l’acte d’enseigner. L’autre scénario, celui de l’affaiblissement du désir, tient à la perte d’attractivité du savoir. C’est un paradoxe, dans une société de la connaissance : le savoir ne semble plus aussi excitant. Le rôle du professeur ne fait pas rêver. Peut-être en raison d’une forme de saturation par le factuel livré tous azimuts ? Cela pourrait faire l’objet d’une étude anthropologique.

Vous relevez trois défis pour l’école moderne : justice, efficacité, hospitalité. Qu’entendez-vous par ce dernier ?

Ce sont des défis qui ne sont pas conjoncturels. L’école aura toujours à se soucier de la justice, elle sera toujours préoccupée de l’efficacité de son action. L’hospitalité me semble plus importante encore, parce que moins évidente. Ce n’est pas la question du climat scolaire et d’un cadre de travail apaisé ; c’est l’idée que chacun puisse avoir sa place à l’école sans s’y sentir étranger. On constate que même les bons élèves vont à reculons à l’école ! Elle doit être hospitalière, parce que la culture est hospitalière en tant qu’elle est ouverte à tous et pas réservée à une élite.

L’école ne s’est-elle pas ouverte et démocratisée dans ses modes de fonctionnement ?

On pense l’espace scolaire en fonction d’une référence externe, une « hétérotopie » : un lieu qui n’est ni celui dont on parle, ni le nul part de l’utopie, c’est un lieu bien réel qu’on prend comme modèle pour un espace qu’il n’est pas. La dernière hétérotopie en date, celle des pédagogies nouvelles, est l’espace politique. Elle s’efforce de mimer la démocratie dans l’espace scolaire, mais elle n’en retient que la dimension extérieure. La démocratie suppose à la fois des comportements individuels (critiques et informés), un mode de vie social et un mode de décision politique. En ne gardant que le dernier, pour une collectivité qui n’est pas structurée pour cela, qui n’a pas fait le travail préalable nécessaire, on produit un décalage. En un sens, toutes les hétéropies sont mauvaises puisqu’elles oublient la spécificité de l’espace scolaire, comme lieu de transmission formelle et méthodique, établie par des programmes. C’est un espace difficile à penser, distinct de l’espace domestique comme de l’espace public.

Vous proposez, pour l’éthique professorale, la voie d’un « paternalisme faible ». N’est-ce pas une concession au modèle domestique ?

Il faut se garder de confondre le « paternalisme » et le parentalisme scolaires : le second désigne l’implication des parents dans le parcours scolaire de leurs enfants, leur intérêt, leur investissement. Le paternalisme professoral est à entendre comme une interférence dans la liberté de l’élève, qui peut se faire soit au nom de son bien ou de ses intérêts, et peut entrer en conflit avec le parentalisme, soit au nom d’un intérêt sociétal ou anthropologique qui dépasse les intérêts particuliers de l’élève – et ce n’est déjà plus un paternalisme. La confusion entre les domaines conduit à mélanger ce qui est exigible à titre universel et ce que chacun peut estimer préférable au regard de ses propres valeurs, pour les membres de son groupe (famille, communauté). Aux États-Unis, ce phénomène est déjà habituel ; on le voit arriver en France, avec la contestation d’éléments du programme scolaire, sur la question du genre par exemple. Or la détermination des programmes scolaires ne relève pas du paternalisme ou du parentalisme scolaires, mais des conditions nécessaires au fonctionnement de l’école de la République. La voie du paternalisme scolaire faible relèverait davantage d’un accompagnement de l’élève comme apprenant, une tutelle en vue de son autonomie encore non acquise.

Pensez-vous que l’enseignement de la morale et la déontologie professorales trouveront leur place dans les ESPE ?

Je propose trois pôles pour entrer dans la formation morale : l’analyse de notions qu’il importe de maîtriser pour saisir le sens d’un certain nombre de problèmes, des dilemmes et expériences de pensée, qui sont des exercices de réflexion sur des cas concrets, et un certain nombre d’exemples de déontologies déjà existantes. Les dilemmes sont empruntés à Denis Jeffrey, professeur d’éthique à l’Université Laval (Canada). Ils permettent de dégager une certaine uniformité dans les cas singuliers, d’où se dégage la possibilité d’une règle. L’idée est de montrer que la décision morale doit pouvoir être argumentée publiquement, elle peut se justifier.

Mais je ne sais pas si ce travail peut trouver une réalisation dans les ESPE. Je crois que je m’intéresse à tout ce qui n’intéresse pas mes collègues : la discipline, la sanction, la morale… Ce sont des vides dans la pensée des questions d’éducation. Peut-être pourront-ils trouver un jour leur place dans les écoles de formation d’enseignants.

— Propos recueillis par Jeanne-Claire Fumet (Café pédagogique)

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