ZWEIG Stefan

[1881-1942]

Comme leurs moyens n’étaient pas considérables, ils passaient les nuits dans de modestes auberges et de petites localités; Léonard lui avait expliqué qu’ils devaient avant tout éviter les grandes villes. Les musées et les bibliothèques n’étaient pas ce qu’il recherchait : il voulait voir les petites gens dans les petites villes. C’est là qu’ils allaient et non pas à Bellagio ou Villa d’Este; ils séjournaient dans les villes de soyeux où jamais aucun étranger ne s’aventurait et où il n’y avait en fait rien à voir. C’est là, dans les petites auberges, qu’ils se sentaient à leur aise. Pour lui, il était important par exemple de parler au cordonnier, de visiter l’école du village. Ils jetaient un coup d’œil à l’intérieur des maisons. Ils demandaient aux gens combien ils gagnaient. Ils parlaient avec les vignerons. Ils s’asseyaient avec eux devant les maisons. «Ils font partie de l’ensemble. C’est pour cette raison qu’on ne se moquera pas de toi quand tu rentreras chez toi sous prétexte que tu n’as rien vu de l’Italie, ni la chartreuse de Pavie, ni l’Académie de Venise. Ils ne sauront pas où nous sommes allés. Ces petits villages ne sont pas importants. Moi aussi je veux les oublier. Pour moi, ils ont tous nom « Partout ». Ce ne sont pas les morts illustres qui font la valeur d’un pays. Ce sont les gens qui y vivent. Mais certainement pas les plus grands et les plus éminents d’entre eux : c’est à travers les anonymes qu’il se perpétue. Je les cherche partout. Je crois en effet qu’il est faux de rechercher l’extraordinaire, dit-il. Il est des critères qui sont inadéquats. Ravenne, la cathédrale, Leonardo, voilà tout ce que les guides touristiques marquent d’une étoile. Ici aussi, nous sommes passés à côté des puissants. Car le vrai, c’est l’anonyme, l’homme simple, l’individu, ce qui fait que nous sommes ce que nous sommes.»

[In : Clarissa]

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