ROUSSEAU Jean-Jacques

[1712-1778]

Vitam impendere vito («Consacrer sa vie à la vérité», devise de Rousseau)

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« Le monde est plein de gens qui me haïssent à cause du mal qu’ils m’ont fait ».
— Lettre adressée à l’archevêque de Paris, Monseigneur de Beaumont.

Le droit du plus fort

Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir. De là le droit du plus fort ; droit pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe. Mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot ? La force est une puissance physique, je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté, c’est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir ?

Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu’il n’en résulte qu’un galimatias inexplicable. Car sitôt que c’est la force qui fait le droit, l’effet change avec la cause ; toute force qui surmonte la première succède à son droit. Sitôt qu’on peut désobéir impunément on le peut légitimement, et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s’agit que de faire en sorte qu’on soit le plus fort. Or qu’est-ce qu’un droit qui périt quand la force cesse? S’il faut obéir par force on n’a pas besoin d’obéir par devoir, et si l’on n’est plus forcé d’obéir on n’y est plus obligé. On voit donc que ce mot de droit n’ajoute rien à la force ; il ne signifie ici rien du tout.

Obéissez aux puissances. Si cela veut dire, cédez à la force, le précepte est bon, mais superflu, je réponds qu’il ne sera jamais violé. Toute puissance vient de Dieu, je l’avoue ; mais toute maladie en vient aussi. Est-ce à dire qu’il soit défendu d’appeler le médecin? Qu’un brigand me surprenne au coin d’un bois, non seulement il faut par force donner la bourse, mais quand je pourrais la soustraire, suis-je en conscience obligé de la donner? Car enfin le pistolet qu’il tient est aussi une puissance.

Convenons donc que la force ne fait pas droit, et qu’on n’est obligé d’obéir aux puissances légitimes. Ainsi ma question primitive revient toujours. [: Qu’est ce que le droit?]
Du Contrat Social, Livre I, chap. III

Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C’est alors seulement que la voix du devoir, succédant à l’impulsion physique et le droit à l’appétit, l’homme, qui jusque-là n’avait regardé que lui-même, se voit forcé d’agir sur d’autres principes, et de consulter sa raison avant d’écouter ses penchants. Quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu’il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent et se développent, ses idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme tout entière s’élève à tel point, que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais, et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.
Réduisons toute cette balance à des termes faciles à comparer. Ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède. Pour ne pas se tromper dans ces compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle qui n’a pour bornes que les forces de l’individu, de la liberté civile qui est limitée par la volonté générale, et la possession qui n’est que l’effet de la force ou le droit du premier occupant, de la propriété qui ne peut être fondée que sur un titre positif.
On pourrait sur ce qui précède ajouter à l’acquis de l’état civil la liberté morale, qui seule rend l’homme vraiment maître de lui ; car l’impulsion du seul appétit est esclavage, et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté.
— Ibid., Livre I, chap. VIII

Il n’y a point de bonheur sans courage, ni de vertu sans combat.
— Émile, ou De l’éducation, 1762

Le seul qui fait sa volonté est celui qui n’a pas besoin, pour la faire, de se mettre les bras d’un autre au bout des siens : d’où il suit que le premier de tous les biens n’est pas l’autorité, mais la liberté. L’homme vraiment libre ne veut que ce qu’il peut, et fait ce qui lui plaît. Voilà ma maxime fondamentale.
— Ibid., Livre I 

Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher au loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. Tel philosophe aime les Tartares, pour être dispensé d’aimer ses voisins.
 — Ibid., Livre I 

Dans l’état social, le bien de l’un fait nécessairement le mal de l’autre. Ce rapport est dans l’essence de la chose, et rien ne le saurait changer.
 — Ibid., Livre II

Lecteurs, souvenez-vous que celui qui vous parle n’est ni un savant ni un philosophe, mais un homme simple, ami de la vérité, sans parti, sans système ; un solitaire qui, vivant peu avec les hommes, a moins d’occasions de s’imboire de leurs préjugés, et plus de temps pour réfléchir sur ce qui le frappe quand il commerce avec eux.
  — Ibid, livre II

Ces importants qu’on n’appelle pas artisans, mais artistes, travaillant uniquement pour les oisifs et les riches, mettent un prix arbitraire à leurs babioles ; et comme le mérite de ces vains travaux n’est que dans l’opinion, leur prix même fait partie de ce mérite, et on les estime à proportion de ce qu’ils coûtent. Le cas qu’en fait le riche ne vient pas de leur usage, mais de ce que le pauvre ne les peut payer. Nolo habere bona nisi quibus populus inviderit. («Je ne peux avoir de biens que ceux que le peuple puisse envier», Pétrone, Satyricon).
— Ibid., Livre I, chapitre III 

Souviens-toi, souviens-toi sans cesse que l’ignorance n’a jamais fait de mal, que l’erreur seule est funeste, et qu’on ne s’égare point par ce qu’on ne sait pas, mais par ce qu’on croit savoir.
 — Ibid, livre III 

Ceux qui voudront traiter séparément la politique et la morale n’entendront jamais rien à aucune des deux.
— Ibid, livre IV 

L’amour de soi, qui ne regarde qu’à nous, est content quand nos vrais besoins sont satisfaits ; mais l’amour-propre qui se compare, n’est jamais content et ne saurait l’être, parce que ce sentiment, en nous préférant aux autres, exige aussi que les autres nous préfèrent à eux ; ce qui est impossible. Voilà comment les passions douces et affectueuses naissent de l’amour de soi, et comment les passions haineuses et irascibles naissent de l’amour propre. Ainsi, ce qui rend l’homme bon est d’avoir peu de besoins, et de peu se comparer aux autres ; ce qui le rend essentiellement méchant est d’avoir beaucoup de besoins, et de tenir beaucoup à l’opinion.
— Ibid, livre IV 

Il me semble que pour se rendre libre, on n’a rien à faire; il suffit de ne pas vouloir cesser de l’être.
— Ibid., livre V

Chaque âge a ses ressorts qui le font mouvoir ; mais l’homme est toujours le même. A dix ans, il est mené par ses gâteaux, à vingt ans par une maîtresse, à trente par les plaisirs, à quarante par l’ambition, à cinquante par l’avarice : quand ne court-il qu’après la richesse?
 — Ibid., livre V

Le repos et la liberté me paraissent incompatibles : il faut opter.
— Considérations sur le gouvernement de Pologne, §1

L’homme est né libre et partout il est dans les fers.
— Du Contrat Social, livre I, chapitre I 

Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître.
— Ibid., livre I, chapitre IX 

Dans les faits, les lois sont toujours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n’ont rien.
— Ibid., livre I, chapitre IX 

On vit tranquille aussi dans les cachots : en est-ce assez pour s’y trouver bien ? Les Grecs, enfermés dans l’antre du Cyclope y vivaient tranquilles, en attendant que leur tour vint d’être dévorés.
— Ibid., livre I, chapitre IV

A l’égard de l’égalité, il ne faut pas entendre par ce mot que les degrés de puissance et de richesse soient absolument les mêmes ; mais que, quant à la puissance, elle soit au-dessous de toute violence, et ne s’exerce jamais qu’en vertu du rang et des lois ; et quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre.
— Ibid., livre II, chapitre XI 

Je préfère une liberté dangereuse plutôt qu’un esclavage tranquille.
— Ibid., livre III, chapitre IV

Ou le luxe est l’effet des richesses, ou il les rend nécessaires ; il corrompt à la fois le riche et le pauvre, l’un par la possession, l’autre par la convoitise.
— Ibid., livre III, chapitre IV 

Je n’ai jamais cru que la liberté de l’homme consistât à faire ce qu’il veut, mais bien à ne jamais faire ce qu’il ne veut pas.
— Les rêveries du promeneur solitaire, septième promenade.

Il y a peu d’hommes d’un cœur assez sain pour savoir aimer la liberté : tous veulent commander, à ce prix nul ne craint d’obéir. Un petit parvenu se donne cent maîtres pour acquérir dix valets. Il n’y a qu’à voir la fierté des nobles dans les monarchies; avec quelle emphase ils prononcent ces mots de service et de servir ; combien ils s’estiment grands et respectables quand ils peuvent avoir l’honneur de dire le roi mon maître ; combien ils méprisent des républicains qui ne sont que libres, et qui certainement sont plus nobles qu’eux.
— Lettres écrites de la montagne, huitième lettre

Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva assez de gens simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, que de guerres, que de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargné au genre humain celui qui, arrachant le pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : «Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne !»
— Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, II 

Les peuples, une fois accoutumés à des maîtres ne sont plus en état de s’en passer. S’ils tentent de secouer le joug, ils s’éloignent d’autant plus de la liberté que, prenant pour elle une licence effrénée qui lui est opposée, leurs révolutions les livrent presque toujours à des séducteurs qui, sous le leurre de la liberté, ne font qu’aggraver leurs chaines.
— Ibid., Dédicace 


 

En toute chose, la gêne et l’assujettissement me sont insupportables ; ils me feraient prendre en haine le plaisir même. On dit que chez les mahométans un homme passe au point du jour dans les rues pour ordonner aux maris de rendre le devoir à leurs femmes. Je serais un mauvais Turc à ces heures-là.
— Les Confessions, livre V

« J’aime les seuls biens qui ne sont à personne
qu’au premier qui sait les goûter» :

Rousseau_Confess.Extrait.01

— Les Confessions, Livre 1 – 1723-1728 (Ed°. Lefèvre, Paris, 1859)

Voici encore une autre folie romanesque dont jamais je n’ai pu me guérir, et qui, jointe à ma timidité naturelle, a beaucoup démenti les prédictions du commis (qui affirmait que J-J.Rousseau « ferait son chemin près des dames » – NDLR) . J’aimais trop sincèrement, trop parfaitement, j’ose dire, pour pouvoir aisément être heureux. Jamais passions ne furent en même temps plus vives et plus pures que les miennes ; jamais amour ne fut plus tendre, plus vrai, plus désintéressé. J’aurais mille fois sacrifié mon bonheur à celui de la personne que j’aimais ; sa réputation m’était plus chère que ma vie, et jamais pour tous les plaisirs de la jouissance je n’aurais voulu compromettre un moment son repos. Cela m’a fait apporter tant de soins, tant de secret, tant de précaution dans mes entreprises, que jamais aucune n’a pu réussir. Mon peu de succès près des femmes est toujours venu de les trop aimer.
– Ibid. Livre II – 1728-1731

J’allais voir quelquefois, entre autres, un abbé savoyard appelé M. Gaime, précepteur des enfants du comte de Mellarède. Il était jeune encore et peu répandu, mais plein de bon sens, de probité, de lumières, et l’un des plus honnêtes hommes que j’aie connus. Il ne me fut d’aucune ressource pour l’objet qui m’attirait chez lui ; il n’avait pas assez de crédit pour me placer : mais je trouvai près de lui des avantages plus précieux qui m’ont profité toute ma vie, les leçons de la saine morale et les maximes de la droite raison. Dans l’ordre successif de mes goûts et de mes idées, j’avais toujours été trop haut ou trop bas, Achille ou Thersite, tantôt héros et tantôt vaurien. M. Gaime prit le soin de me mettre à ma place, et de me montrer à moi-même sans m’épargner ni me décourager. Il me parla très honorablement de mon naturel et de mes talents : mais il ajouta qu’il en voyait naître les obstacles qui m’empêcheraient d’en tirer parti ; de sorte qu’ils devaient, selon lui, bien moins me servir de degrés pour monter à la fortune que de ressources pour m’en passer. Il me fit un tableau vrai de la vie humaine dont je n’avais que de fausses idées ; il me montra comment, dans un destin contraire, l’homme sage peut toujours tendre au bonheur et courir au plus près du vent pour y parvenir ; comment il n’y a point de vrai bonheur sans sagesse, et comment la sagesse est de tous les états. Il amortit beaucoup mon admiration pour la grandeur, en me prouvant que ceux qui dominaient les autres n’étaient ni plus sages ni plus heureux qu’eux. Il me dit une chose qui m’est souvent revenue à la mémoire : c’est que si chaque homme pouvait lire dans le cœur de tous les autres, il y aurait plus de gens qui voudraient descendre que de ceux qui voudraient monter. Cette réflexion, dont la vérité frappe, et qui n’a rien d’outré, m’a été d’un grand usage dans le cours de ma vie pour me faire tenir à ma place paisiblement. Il me donna les premières vraies idées de l’honnête, que mon génie ampoulé n’avait saisi que dans ses excès. Il me fit saisir que l’enthousiasme des vertus sublimes était peu d’usage dans la société ; qu’en s’élançant trop haut on était sujet aux chutes ; que la continuité des devoirs toujours bien remplis ne demandait pas moins de force que les actions héroïques ; qu’on en tirait meilleur parti pour l’honneur et pour le bonheur ; et qu’il valait infiniment mieux avoir toujours l’estime des hommes, que quelquefois leur admiration.
— Ibid. Livre III – 1728-1731

Essai sur l’origine des langues (œuvre posthume, 1781)

La parole distingue l’homme entre les animaux : le langage distingue les nations entre elles ; on ne connaît d’où est un homme qu’après qu’il a parlé. L’usage et le besoin font apprendre à chacun la langue de son pays ; mais qu’est-ce qui fait que cette langue est celle de son pays et non pas d’un autre ? Il faut bien remonter, pour le dire, à quelque raison qui tienne au local, et qui soit antérieure aux mœurs mêmes : la parole, étant la première institution sociale, ne doit sa forme qu’à des causes naturelles.

Sitôt qu’un homme fut reconnu par un autre pour un être sentant, pensant et semblable à lui, le désir ou le besoin de lui communiquer ses sentiments et ses pensées lui en fit chercher les moyens. Ces moyens ne peuvent se tirer que des sens, les seuls instruments par lesquels un homme puisse agir sur un autre. Voilà donc l’institution des signes sensibles pour exprimer la pensée. Les inventeurs du langage ne firent pas ce raisonnement, mais l’instinct leur en suggéra la conséquence.

Les moyens généraux par lesquels nous pouvons agir sur les sens d’autrui se bornent à deux, savoir, le mouvement et la voix. L’action du mouvement est immédiate par le toucher ou médiate par le geste : la première, ayant pour terme la longueur du bras, ne peut se transmettre à distance : mais l’autre atteint aussi loin que le rayon visuel. Ainsi restent seulement la vue et l’ouïe pour organes passifs du langage entre des hommes dispersés.

Quoique la langue du geste et celle de la voix soient également naturelles, toutefois la première est plus facile et dépend moins des conventions : car plus d’objets frappent nos yeux que nos oreilles, et les figures ont plus de variété que les sons ; elles sont aussi plus expressives et disent plus en moins de temps. L’amour, dit-on, fut l’inventeur du dessin ; il put inventer aussi la parole, mais moins heureusement. Peu content d’elle, il la dédaigne : il a des manières plus vives de s’exprimer. Que celle qui traçait avec tant de plaisir l’ombre de son amant lui disait de choses ! Quels sons eût-elle employés pour rendre ce mouvement de baguette ?

Nos gestes ne signifient rien que notre inquiétude naturelle ; ce n’est pas de ceux-là que je veux parler. Il n’y a que les Européens qui gesticulent en parlant : on dirait que toute la force de leur langue est dans leurs bras ; ils y ajoutent encore celle des poumons et tout cela ne leur sert de guère. Quand un Franc s’est bien démené, s’est bien tourmenté le corps à dire beaucoup de paroles, un Turc ôte un moment la pipe de sa bouche, dit deux mots à demi-voix, et l’écrase d’une sentence.

Depuis que nous avons appris à gesticuler, nous avons oublié l’art des pantomimes, par la même raison qu’avec beaucoup de belles grammaires nous n’entendons plus les symboles des Égyptiens. Ce que les anciens disaient le plus vivement, ils ne l’exprimaient pas par des mots, mais par des signes ; ils ne le disaient pas, ils le montraient.

Ouvrez l’histoire ancienne ; vous la trouverez pleine de ces manières d’argumenter aux yeux, et jamais elles ne manquent de produire un effet plus assuré que tous les discours qu’on aurait pu mettre à la place. L’objet offert avant de parler ébranle l’imagination, excite la curiosité, tient l’esprit en suspens et dans l’attente de ce qu’on va dire. J’ai remarqué que les Italiens et les Provençaux, chez qui pour l’ordinaire le geste précède le discours, trouvent ainsi le moyen de se faire mieux écouter et même avec plus de plaisir. Mais le langage le plus énergique est celui où le signe a tout dit avant qu’on parle. Tarquin, Trasybule abattant les têtes des pavots, Alexandre appliquant son cachet sur la bouche de son favori, Diogène se promenant devant Zénon ne parlaient-ils pas mieux qu’avec des mots ? Quel circuit de paroles eût aussi bien exprimé les mêmes idées ? Darius, engagé dans la Scythie avec son armée, reçoit de la part du roi des Scythes une grenouille, un oiseau, une souris et cinq flèches : le héraut remet son présent en silence, et part. Cette terrible harangue fut entendue, et Darius n’eut plus grande hâte que de regagner son pays comme il put. Substituez une lettre à ces signes : plus elle sera menaçante, moins elle effraiera ; ce ne sera plus qu’une gasconnade dont Darius n’auraient fait que rire.

Quand le Lévite d’Ephraïm voulut venger la mort de sa femme, il n’écrivit point aux Tribus d’Israël ; il divisa le corps en douze pièces et les leur envoya. A cet horrible aspect, ils courent aux armes en criant tout d’une voix : Non, jamais rien de tel n’est arrivé dans Israël, depuis le jour que nos pères sortirent d’Égypte jusqu’à ce jour. Et la Tribu de Benjamin fut exterminée . De nos jours l’affaire tournée en plaidoyers, en discussions, peut-être en plaisanteries, eût traîné en longueur, et le plus horrible des crimes fût enfin demeuré impuni. Le roi Saül, revenant du labourage, dépeça de même les bœufs de sa charrue, et usa d’un signe semblable pour faire marcher Israël au secours de la ville de Jabès. Le prophètes des Juifs, les législateurs des Grecs offrant souvent au peuple des objets sensibles, lui parlaient mieux par ces objets qu’ils n’eussent fait par de longs discours ; et la manière dont Athénée rapporte que l’orateur Hypéride fit absoudre la courtisane Phryné, sans alléguer un seul mot pour sa défense, est encore une éloquence muette, dont l’effet n’est pas rare dans tous les temps.

Ainsi l’on parle aux yeux bien mieux qu’aux oreilles. Il n’y a personne qui ne sente la vérité du jugement d’Horace à cet égard. On voit même que les discours les plus éloquens sont ceux où l’on enchâsse le plus d’images ; et les sons n’ont jamais plus d’énergie que quand ils font l’effet des couleurs.

— Essai sur l’origine des langues.(œuvre posthume, 1781)

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