ROUSSEAU Dominique

— Professeur à l’Ecole de droit à Paris I- Sorbonne, ancien membre de la commission Jospin.

Le Front National, une formation résolument tournée vers le passé

« Le Front national est un parti du passé. Il veut le retour du franc, de l’Etat central, de la souveraineté de la nation, de la peine de mort, de l’autorité dans la famille, dans l’école, dans l’entreprise. Cette pensée du retour est une pensée réactionnaire. Elle parle d’une société morte, celle du XIXe siècle. Elle ne dit rien sur la société actuelle. Les choses de la vie ne sont plus « comme à l’époque ». Les familles sont recomposées, monoparentales, homosexuelles. Les femmes sont libres de disposer de leur corps, esprit et vote. Les élèves ont accès aux sources de savoirs. Le destin se décide au-delà du national. Le peuple devient pluriel.

Le décalage est radical entre le discours du FN et la réalité positive de la société. Les gens voient parfaitement comment la vie se déroule autour d’eux, comment les décisions qui engagent leur avenir ne reposent plus sur l’autorité souveraine de l’Etat, du père ou du patron mais sur la délibération, l’écoute et la coopération entre les Etats, entre les membres de la famille, au sein des entreprises. Le peuple des sondages dit que Manuel Valls a raison de vouloir expulser les Roms mais le peuple réel, lorsque la police vient chercher un enfant rom dans une école pour l’expulser, se mobilise pour empêcher l’expulsion. Cette solidarité vécue dit la réalité de la société plus que les sondages.

Malgré ce décalage, le FN progresse. La faute au chômage, mais l’Autriche ne connaît pas le chômage et le parti d’extrême droite a obtenu 22 % des voix aux dernières élections législatives de 2013. C’est la faute à l’Europe, mais la Suisse et la Norvège ne sont pas membres de l’Union européenne et pourtant l’extrême droite est puissante dans ces deux pays. La progression du FN a une autre explication : le syndrome du grenier. Quand un individu traverse une crise existentielle – comme l’adolescence –, il se réfugie dans le grenier pour retrouver ses poupées en cire et ses 45 tours. Aujourd’hui, les sociétés traversent une crise existentielle. Elles changent leur mode de vie mais sont encore attirées dans le grenier où elles trouvent le franc et la blouse grise, la règle sur les doigts et l’Etat bonapartiste, la voix de la France et l’ORTF.

LE BRUN, LE BLEU, LE VERT

Et la force du FN tient à ce que les gens n’ont pas d’autre discours que celui du grenier pour se représenter la situation d’aujourd’hui. Tous les partis le déclinent avec leur couleur respective – le brun, le bleu, le vert, le rose, le rouge –, mais aucun n’ose opposer au discours du grenier un discours du midi, aucun n’ose dire que l’Etat-nation, la souveraineté, les frontières, ces choses fabriquées dans les ateliers du XIXe siècle, sont périmées. La société vit sans les mots pour se représenter : elle fonctionne de manière horizontale et elle n’a pour se dire que le discours vertical du FN.

Politiques et intellectuels ont perdu les Lumières. Ils grognent et vitupèrent sur le temps présent, ils embellissent et « nostalgisent » la solidité et la chaleur des liens d’autrefois. Ils pensent tristement une pensée triste : les élèves ne sont plus ce que nous avons été, l’école n’enseigne plus ce que nous avons appris, la nourriture n’est plus celle qui nous a nourris, la politique ne se déroule plus dans le cadre de l’Etat-nation, les enfants ne se font plus comme nous avons été faits, le père n’est plus le chef suprême de la famille que nous avons aimé.

Mais est-ce une raison pour penser que les élèves sont des consommateurs décervelés, l’école un lieu où s’apprend l’ignorance, les aliments un empoisonnement permanent, l’Europe un espace où se perd l’exigence démocratique, la famille recomposée le creuset de la décadence sociale ? Cassirer a toujours raison contre Heidegger : la posture angoissée au présent conduit à une nostalgie du passé qui finit par alimenter le désir d’un retour à ce qui est présenté, non comme l’ordre ancien des choses mais comme l’ordre vrai, l’ordre naturel et authentique de la réalité humaine. Le passé est transformé en mythe, le travail du sens est arrêté et les choses sont immobilisées à un moment de leur histoire : la « vraie » famille ne peut être qu’un homme et une femme, la « véritable » école ne peut être que celle des pères fondateurs, le « vrai » lieu du politique ne peut être que la communauté-nation. Et cette pensée-là, Cassirer a raison de dire qu’elle n’a jamais ouvert sur des chemins démocratiques. L’individu démocratique n’est ni un manque ni une tragédie mais la joie d’être, d’agir et de continuer la vie humaine, qui est, chantait Brassens, notre seul luxe ici-bas.

Car partout, dans les écoles, quartiers, villages, lieux de travail, l’individu démocratique imagine, agit et fonde une manière nouvelle de faire société : système d’échanges locaux, réseaux d’entraide scolaire, accueil des étrangers et partage des coutumes. Toutes ces forces d’avenir sont là, souvent lumineuses, mais qui attendent d’être mises en lumière par des intellectuels qui oseraient penser. Quand Voltaire, Diderot, Rousseau ou Condorcet pensent leur société, ils ne regardent pas le passé sécurisant des liens féodaux. Ils inventent les mots – contrat social, citoyen, république – qui vont permettre à la société de s’arracher de sa représentation ancienne et de construire une autre forme du vivre-ensemble. La démocratie reste et restera toujours le parti de l’avenir.»

— Article publié dans Le Monde du 14 Oct. 2013

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