PEPIN Charles

Si le philosophe est celui qui doute, peut-il avoir des convictions ?

— Belle question qui laisse entendre combien une conviction peut être rigide, sourde à la complexité du monde autant qu’à l’objection d’autrui. Socrate n’avait pas de convictions, mais il ne savait qu’une chose : qu’il ne savait rien. Les sceptiques de l’Antiquité étaient peut-être les plus «philosophes» de tous puisqu’ils estimaient qu’à tout argument il était possible d’opposer un argument contraire — la sagesse était alors de suspendre son jugement, ce qui n’empêchait nullement de contempler le mirage des apparences.
«Le contraire de la vérité, ce n’est pas le mensonge, c’est la conviction», conclura Nietzsche en franchissant un palier supplémentaire : devant le réel immense, ouvert à l’infini des représentations, la conviction ne peut être qu’une crispation, un effort ridicule et vain pour figer le mouvement de la vie. Radicalisons entre le soupçon : être convaincu n’est-ce pas toujours être en train de «se convaincre» ? Etre convaincu, n’est-ce pas toujours «vouloir» l’être pour trouver enfin le repos, ne plus avoir à supporter l’épreuve du doute ? La conviction, surtout lorsqu’elle est conviction du Bien, porte de plus en elle la possibilité de la violence : difficile, lorsque je suis convaincu, de supporter que l’autre persiste à ne pas entendre la vérité. Tous les crimes de masse ont été perpétrés au nom de convictions. Aucun véritable sceptique n’a jamais tué personne. Mais c’est aussi, bien sûr, au nom de convictions que les hommes déplacent les montagnes, entrent en résistance, ou luttent contre le mal. Alors ? Il y aurait des convictions meilleures que d’autres ? Faudrait-il attendre le jugement rétrospectif de l’Histoire pour décider de la valeur de ses convictions ? Une chose est sûre : confrontés à nos convictions, nous pouvons lutter contre la crispation en interrogeant leurs origines, sociales comme psychiques. Ma conviction est-elle vraiment la mienne ? N’est-elle pas d’abord celle de mon milieu social, de mon époque, de ceux qui m’ont appris à voir le monde ainsi ? Plus encore, qu’est-ce qui se joue dans ma conviction ? Ne suis-je pas, en son cœur, essentiellement attaché à une certaine image de moi-même ? Commençons donc par débattre avec nos convictions : c’est un bon point de départ pour débattre avec les autres.
Philosophie Magazine, numéro 96, janvier 2016