[1623-1662]
« Lustravit lampade terras. Le temps et mon humeur ont peu de liaison : j’ai mes brouillards et mon beau temps au-dedans de moi. Le bien et le mal de mes affaires mêmes y fait peu. Je m’efforce quelquefois de moi‑même contre la fortune. La gloire de la dompter me la fait dompter gaiement, au lieu que je fais quelquefois le dégoûté dans la bonne fortune.»
— Pensées diverses I – Fragment n° 8 / 37
(Lustravit lampade terras. Vers de l’Odyssée, XVII, 135, traduit par Montaigne, Essais, II, 1, : « nous flottons entre divers avis ; nous ne voulons rien librement, rien …)
On se persuade mieux, pour l’ordinaire, par les raisons qu’on a soi-même trouvées, que par celles qui sont venues dans l’esprit des autres.
Personne ne parle en notre présence comme il en parle en notre absence. L’union qui est entre les hommes n’est fondée que sur cette mutuelle tromperie.
[Pensées]
La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable.
C’est donc être misérable que de se connaître misérable ; mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable.
— Pensées, (1670) Fragment 397
L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien.
Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale.
Roseau pensant. — Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité, mais c’est du règlement de ma pensée. Je n’aurai pas davantage en possédant des terres : par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends.
— Pensées, fragments 347 et 348 dans l’édition L. Brunschvicg
→ Voir sur le site de l’académie de Grenoble, la page du Lycée Vincent d’Indy, une intéressante, courte et claire explication de texte (sous word) de Lydia Coessens.
Nous courons sans souci dans le précipice après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir.
[L.166, S.198]
Il est juste que ce qui est juste soit suivi ; il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi.
La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique.
La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.
La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Aussi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste.
Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste.
— Pensées, 298
« Console-toi, tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais trouvé »
[in : Pensées – 553 – Section VII – La morale et la doctrine] • reprenant un passage du livre X des Confessions d’Augustin.
Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le passé, pour l’arrêter comme trop prompt : si imprudents, que nous errons dans les temps qui ne sont pas nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient ; et si vains, que nous songeons à ceux qui ne sont plus rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent, d’ordinaire, nous blesse. Nous le cachons à notre vue, parce qu’il nous afflige ; et s’il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance, pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver.
Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et, si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais.
Pensées, Brunschvicg 172 / Lafuma 47
Les pensées – II
« Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent. Qu’il regarde cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers, que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui-même n’est qu’une pointe très délicate à l’égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s’arrête là, que l’imagination passe outre; elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. Tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée n’en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C’est une sphère dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin, c’est le plus grand caractère sensible de la toute puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée.
Que l’homme, étant revenu à soi, considère ce qu’il est au prix de ce qui est; qu’il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature; et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix. Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ?
Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu’il recherche dans ce qu’il connaît les choses les plus délicates. Qu’un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours; il pensera peut-être que c’est là l’extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l’univers visible, mais l’immensité qu’on peut concevoir de la nature, dans l’enceinte de ce raccourci d’atome. Qu’il y voie une infinité d’univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible; dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné; et trouvant encore dans les autres la même chose sans fin et sans repos, qu’il se perde dans ses merveilles, aussi étonnantes dans leur petitesse que les autres par leur étendue; car qui n’admirera que notre corps, qui tantôt n’était pas perceptible dans l’univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l’égard du néant où l’on ne peut arriver ?
Qui se considérera de la sorte s’effrayera de soi-même, et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abîmes de l’infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles; et je crois que sa curiosité, se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu’à les rechercher avec présomption. Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d’où il est tiré, et l’infini où il est englouti.»
— Pensées, II, 72, édition Brunschvicg, Hachette, 1971, pp. 347-350
Les pensées – VIII
Image d’un homme qui s’est lassé de chercher Dieu par le seul raisonnement, & qui commence à lire l’Escriture.
En voyant l’aveuglement & la misère de l’homme, & ces contrarietez étonnantes qui le découvrent dans sa nature, & regardant tout l’univers müet, & l’homme sans lumiere, abandonné à luy mesme, & comme égaré dans ce recoin de l’univers, sans sçavoir qui l’y a mis, ce qu’il y est venu faire, ce qu’il deviendra en mourant ; j’entre en effroy comme un homme qu’on auroit porté endormy dans une isle deserte & effroyable, & qui s’éveilleroit sans connoistre où il est, & sans avoir aucun moyen d’en sortir. Et sur cela j’admire comment on n’entre pas en desespoir d’un si miserable estat. Je vois d’autres personnes auprés de moy de semblable nature. Je leur demande s’ils sont mieux instruits que moy, & ils me disent que non. Et sur cela ces miserables égarez ayant regardé autour d’eux, & ayant vû quelques objets plaisants s’y sont donnez, & s’y sont attachez. Pour moy je n’ay pû m’y arrester, ny me reposer dans la societé de ces personnes semblables à moy, miserables comme moy, impuissantes comme moy. Je vois qu’ils ne m’aideroient pas à mourir : je mourray seul : il faut donc faire comme si j’estois seul : or si j’estois seul, je ne bastirois pas des maisons, je ne m’embarrasserois point dans des occupations tumultuaires, je ne chercherois l’estime de personne, mais je tâcherois seulement de découvrir la verité.
Ainsi considerant combien il y a d’apparence qu’il y a autre chose que ce que je vois, j’ay recherché si ce Dieu dont tout le monde parle n’auroit point laissé quelques marques de luy. Je regarde de toutes parts, & ne vois partout qu’obscurité. La nature ne m’offre rien qui ne sois matiere de doute & d’inquietude. Si je n’y voyois rien qui marquast une divinité, je me déterminerois à n’en rien croire. Si je voyois par tout les marques d’un Createur, je reposerois en paix dans la foy. Mais voyant trop pour nier, & trop peu pour m’assurer, je suis dans un estat à plaindre, & où j’ay souhaitté cent fois que si un Dieu soûtient la nature, elle me marquast sans équivoque, & que si les marques qu’elle en donne sont trompeuses elle les supprimast tout à fait ; qu’elle dist tout, ou rien ; afin que je visse quel party je dois suivre. Au lieu qu’en l’estat où je suis, ignorant ce que je suis, & ce que je dois faire, je ne connois ny ma condition, ny mon devoir. Mon coeur tend tout entier à connoistre où est le vray bien pour le suivre. Rien ne me seroit trop cher pour cela.
Je vois des multitudes de Religions en plusieurs endroits du monde, & dans tous les temps. Mais elles n’ont ny morale qui ne puisse plaire, ny preuves capables de m’arrester. Et ainsi j’aurois refusé également la Religion de Mahomet, & celle de la Chine, & celle des anciens Romains, & celle des Egyptiens, par cette seule raison, que l’une n’ayant pas plus de marques de verité que l’autre, ny rien qui détermine, la raison ne peut pancher plustost vers l’une que vers l’autre.
Mais en considerant ainsi cette inconstante & bizarre varieté de moeurs & de creances dans les divers temps, je trouve en une petite partie du monde un peuple particulier séparé de tous les autres peuples de la terre, & dont les histoires précedent de plusieurs siecles les plus anciennes que nous ayons.
Je trouve donc ce peuple grand & nombreux, qui adore un seul Dieu, & qui se conduit par une loy qu’ils disent tenir de sa main. Ils soûtiennent qu’ils sont les seuls du monde ausquels Dieu a revelé ses mysteres ; que tous les hommes sont corrompus & dans la disgrace de Dieu ; qu’ils sont tous abandonnez à leur sens & à leur propre esprit ; & que de là viennent les étranges égaremens, & les changemens continuels qui arrivent entr’eux, & de Religion, & de coustume ; au lieu qu’eux demeurent inébranlables dans leur conduitte ; mais que Dieu ne laissera pas eternellement les autres peuples dans ces tenebres ; qu’il viendra un liberateur pour tous ; qu’ils sont au monde pour l’annoncer ; qu’ils sont formez exprés pour estre les heraults de ce grand avénement, & pour appeler tous les peuples à s’unir à eux dans l’attente de ce liberateur.
La rencontre m’étonne, & me semble digne d’une extrême attention par quantité de choses admirables & singulieres qui y paroissent.
C’est un peuple tout composé de freres ; & au lieu que tous les autres sont formez de l’assemblage d’une infinité de familles, celuy-cy, quoyque si étrangement abondant, est tout sorty d’un seul homme ; & estant ainsi une mesme chair & membres les uns des autres, ils composent une puissance extrême d’une seule famille. Cela est unique.
Ce peuple est le plus ancien qui soit dans la connoissance des hommes ; ce qui me semble luy devoir attirer une veneration particuliere, & principalement dans la recherche que nous faisons ; puisque si Dieu s’est de tout temps communiqué aux hommes, c’est à ceux-cy qu’il faut recourir pour en sçavoir la tradition.
Ce peuple n’est pas seulement considerable par son antiquité, mais il est encore singulier en sa durée, qui a toûjours continué depuis son origine jusqu’à maintenant ; car au lieu que les peuples de Grece, d’Italie, de Lacedemone, d’Athenes, de Rome, & les autres qui sont venus si long-temps aprés ont finy il y a long-temps, ceux-cy subsistent toûjours ; & malgré les entreprises de tant de puissans Roys qui ont cent fois essayé de les faire perir, comme les historiens le témoignent, & comme il est aisé de le juger par l’ordre naturel des choses, pendant un si long espace d’années ils se sont toûjours conservez ; & s’étendant depuis les premiers temps jusqu’aux derniers, leur histoire enferme dans sa durée celle de toute nos histoires.
La loy par laquelle ce peuple est gouverné est tout ensemble la plus ancienne loy du monde, la plus parfaite, & la seule qui ait toûjours esté gardée sans interruption dans un Estat. C’est ce que Philon Juif monstre en divers lieux, & Josephe admirablement contre Appion, où il fait voir qu’elle est si ancienne, que le nom mesme de loy n’a esté connû des plus anciens que plus de mille ans aprés ; en sorte qu’Homere qui a parlé de tant de peuples ne s’en est jamais servy. Et il est aisé de juger de la perfection de cette loy par sa simple lecture, où l’on voit qu’on y a pourvû à toutes choses avec tant de sagesse, tant d’équité, tant de jugement, que les plus anciens Legislateurs Grecs & Romains en ayant quelque lumiere en ont emprunté leurs principales loix ; ce qui paroist par celles qu’ils appellent des douze tables, & par les autres preuves que Josephe en donne.
Mais cette loy est en mesme temps la plus severe & la plus rigoureuse de toutes, obligeant ce peuple pour le retenir dans son devoir à mille observations particulieres & penibles sur peine de la vie. De sorte que c’est une chose étonnante qu’elle se soit toûjours conservée durant tant de siecles parmy un peuple rebelle & impatient comme celuy-cy ; pendant que tous les autres Estats ont changé de temps en temps leurs loix, quoyque tout autrement faciles à observer.
• Ce peuple est encore admirable en sincerité. Ils gardent avec amour et fidelité le livre où Moyse déclare qu’ils ont toûjours esté ingrats envers Dieu, & qu’il sçait qu’ils le seront encore plus aprés sa mort ; mais qu’il appelle le ciel & la terre à témoins contr’eux qu’il le leur a assez dit : qu’enfin Dieu s’irritant contr’eux les dispersera par tous les peuples de la terre : comme ils l’ont irrité en adorant des dieux qui n’estoient point leurs Dieux, il les irritera en appellant un peuple qui n’estoit point son peuple.
• Au reste je ne trouve aucun sujet de douter de la verité du livre qui contient toutes ces choses. Car il y a bien de la différence entre un livre que fait un particulier, & qu’il jette parmy le peuple, & un livre qui fait luy-mesme un peuple. On ne peut douter que le livre ne soit aussi ancien que le peuple.
• C’est un livre fait par des autheurs contemporains. Toute histoire qui n’est pas contemporaine est suspecte, comme les livres des Sybilles, & de Trismegiste, & tant d’autres qui ont eu credit au monde, & se trouvent faux dans la suite des temps. Mais il n’en est pas de mesme des autheurs contemporains…..