Si l’on veut dire que l’école a pour but de faciliter l’intégration de l’individu dans une société donnée et de lui éviter une désadaptation qui pourrait prendre la forme de la marginalité, de la révolte ou tout simplement de la critique, n’est-ce pas s’accommoder d’une société plus ou moins discrètement esclavagiste dans laquelle chacun ne serait que l’organe d’une volonté en apparence anonyme et transcendante ? Peut-être préfèrera-t-on assouplir et enrichir le concept d’adaptation, y introduire même un principe d’activité : il restera toujours qu’une donnée de fait extérieure est prise pour règle suprême d’une action. S’adapter sous l’Occupation, c’était collaborer avec l’occupant, et cela n’excluait ni les variantes ni les initiatives. Mais exister, c’est résister. L’homme libre, c’est l’homme qui ne marche pas, qui se refuse à emboiter le pas. Sans ce pouvoir de refus qui juge toutes les adaptations, évolutions ou innovations, il est absolument impossible de penser l’école et de lui donner un sens.
— L’école ou le loisir de penser, CNDP, 1993-2002, Coll. « Documents, actes et rapports pour l’éducation », p. 29
L’empirisme pédagogique est fertile en procédés divers qui reviennent, pour ainsi dire, à changer l’apparence de la marchandise pour relancer la vente, sans que soient jamais élucidés le sens de l’entreprise, la fin visée, l’homme qui est en vue. D’où également le souci d’entourer ces procédés empiriques de la garantie illusoire que semble apporter une évaluation à court terme, comme dans une entreprise de production quand il s’agit de s’assurer de la maitrise d’un marché. Faut-il rappeler que le premier test d’évaluation de la maïeutique comme méthode pédagogique fut la mort violente de son inventeur, première victime connue des parents d’élèves, et que nous n’avons pas fini, vingt-quatre siècles plus tard, d’approfondir la méthode que Socrate opposait déjà aux procédés et aux expédients sophistiques ?
(…)
C’est, en effet, une culture capable de revenir sans cesse à ses propres sources et à son commencement qui assure la possibilité des renouvellements ; coupée de ses origines, elle devient bientôt caduque. L’école n’a rien d’autre à faire que d’aider les hommes à sortir de l’enfance et de leur apprendre à bien user de leur raison. Un enseignement préoccupé d’une adaptation déterminée, d’une efficacité particulière, un enseignement qui n’est pas pluridisciplinaire et polytechnique, qui n’est pas universel, n’est pas un enseignement du tout.
— Op. cit. pp. 30-31
Le régime républicain est bon pour tous les peuples, mais à condition de remplir son office premier et de faire des citoyens ; sans quoi il se corrompt aussitôt et se change en son contraire. Peu de peuples, au cours de l’histoire, ont su instituer la république ou, l’ayant instituée, ont su la conserver. Nous le savons depuis vingt siècles, et même plus : la république ne survit pas longtemps à la vertu républicaine. Tout est bientôt perdu dans une république, quand les citoyens ne connaissent plus de règle et sont emportés par leurs désirs. On sait l’avertissement de Rousseau : « L’impulsion du seul appétit est esclavage et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté.» Et si Montesquieu insiste tant sur l’indispensable frugalité des mœurs en régime démocratique, ce n’est pas pour prêcher l’abstinence, mais pour exhorter à la liberté.
— Op. cit. p 47
— Op. cit. p. 51
On peut estimer que le développement d’une société tendant à imposer comme modèle unique et universel de vie l’activité économique fondée sur la recherche individuelle et concurrentielle du profit a libéré des forces hostiles à l’école et à sa fonction propre, qui est d’instruire et de contribuer ainsi, par la médiation du savoir, à assurer la continuité historique des générations. L’école serait perdue si l’effort qu’elle consacre à l’enseignement proprement dit finissait par passer pour une survivance. Il s’agit de savoir si l’intelligence et la culture, c’est du passé, le présent devant être consacré aux habiletés destinées à faciliter la seule adaptation à l’emploi et finalement à l’intégration sociale conçue comme pure conformité d’un individu à un système.
— Op. cit. p. 56