[Philosophe, chercheur au CNRS, professeur à l’ENS de Paris]
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L’entrée au Panthéon, un rituel dépassé ou nécessaire ?
Le souci qui a inspiré la création du Panthéon était de célébrer des existences exemplaires, dans une perspective républicaine. Le régime né de la Révolution n’a pas de culte et plus de roi, il a une structure de gloire ouverte au mérite personnel. Bien sûr, la solennité, le côté funèbre des cérémonies, l’idée même de «listes» de personnages exemplaires peuvent sembler décalées par rapport à une vision de la démocratie comme espace non hiérarchique et non hiératique. Mais on accuse beaucoup nos sociétés d’être nihilistes, vides, gagnées par l’insignifiance… Que les autorités publiques assument un registre symbolique paraît légitime, surtout avec le choix de telles personnalités : cette cérémonie est une façon de rappeler que la démocratie, les droits de l’homme sont des conquêtes fragiles, que des femmes et des hommes ont pris le risque de la mort pour les défendre et pour les approfondir. Qui dira que c’est inutile ? En revanche le gouvernement devrait éviter d’en profiter pour s’autocélébrer en héritier de la Résistance alors qu’il vient d’adopter une loi liberticide sur le renseignement.
C’est quoi, un «grand homme» ?
Il y a souvent un malentendu sur la notion, qu’on associe aux faits d’arme, à l’héroïsme militaire, etc. Or, le concept de grand homme s’est construit en opposition à une certaine idée du «héros» d’ascendance noble, aristocratique, homme d’exploits ponctuels et inspirés par les dieux. La grande figure républicaine peut venir de tout milieu, et fait son œuvre dans un temps continu, à travers une contribution – littéraire, scientifique, politique – au bien de tous. Les premiers panthéonisés ont été Mirabeau, grand orateur de la Révolution, et Voltaire. C’est Napoléon qui a «militarisé» la panthéonisation en faisant entrer à tour de bras ses généraux – évident dévoiement de l’institution. Hegel a une magnifique formule qui vaudrait pour les personnages retenus ici : «Le grand homme, c’est l’incarnation d’un principe.» L’historienne Mona Ozouf, en associant Germaine Tillion à l’égalité, Geneviève de Gaulle-Anthonioz à la fraternité, Pierre Brossolette à la liberté, et Jean Zay personnifiant la République scolaire et laïque, a retrouvé cette inspiration. C’est un «bricolage», mais bien trouvé – et qui fait entrer, enfin, des femmes au Panthéon (il n’y en avait que deux !).
A quoi ressemblerait le grand homme aujourd’hui hors la référence écrasante à la Résistance ?
La mémoire de la résistance au nazisme et des camps est-elle trop présente dans la conscience contemporaine ? Le contexte de regain de l’antisémitisme, du fanatisme meurtrier et de montée en puissance d’un parti [le Front national] dont le fondateur a rappelé qu’il était le lieu naturel des pétainistes, m’incite à répondre fortement non, même s’il y a des abus dans les parallèles et des usages idéologiques de cette référence. Mais, justement, ce qui est frappant avec Germaine Tillion et Geneviève de Gaulle-Anthonioz, c’est le déplacement vers d’autres terrains : ces femmes ont tiré de l’expérience terrible des camps une énergie mise au service de la connaissance empathique des autres (de l’Algérie) ou de l’action contre la misère. La référence n’est pas écrasante, elle montre que l’exigence de justice ne vaut pas seulement pour les circonstances extrêmes de la guerre.
Comment moderniser l’exercice de la panthéonisation ?
C’est un peu un cercle carré puisque le Panthéon est, par son nom et son architecture même, un monument néoclassique. Ça ne se marie pas avec n’importe quoi. Une enquête a été lancée à ce sujet en 2013 et une suggestion était de créer une sorte de Panthéon virtuel où les Français pourraient élire eux-mêmes ceux qu’ils souhaiteraient faire entrer, pour sortir de l’aspect colonnes antiques et privilège présidentiel. Les réponses ont fait apparaître que nombre d’internautes plébiscitaient des personnalités du spectacle, comme Coluche, ou des sportifs. Il est vrai qu’avec un Noah ou un Thuram, dont la popularité ne renvoie pas à leurs seuls exploits sur le terrain, ce Panthéon bis, virtuel, refléterait plus la variété de la France contemporaine, et que d’autres critères de «grandeur» feraient leur apparition, qui parleraient davantage aux plus jeunes. Mais, en parlant de panthéonisation pour des vivants, on a l’air de les enterrer prématurément et de céder à une logique médiatique de la célébrité. Ce Panthéon virtuel aurait forcément quelque chose d’un hit-parade de la popularité. Et j’imagine que cela donnerait lieu à des débats furieux, là où il s’agit plutôt d’une institution de consensus.
Un grand homme est-il forcément français ?
Régis Debray avait avancé le nom de Joséphine Baker, d’origine américaine, et noire, et résistante, en même temps que représentante d’une culture populaire, le music-hall. Il y a tant de grands «Français de cœur et d’adoption» (Beckett, Picasso, à qui la nationalité française avait été refusée en 1940…). Manifester symboliquement que la culture et la science françaises doivent énormément à des étrangers serait une bonne chose, mais ça ne passe pas forcément par le Panthéon. Pour le coup, il y a plus urgent que l’ouverture symbolique : la politique d’asile et d’accueil des réfugiés est aujourd’hui indigne. Ceux qui ont connu Germaine Tillion me disent qu’elle n’aurait pas manqué de le dire crûment aux gouvernants qui s’apprêtent à la célébrer.
– Interview réalisée par Cécile DAUMAS, Libération, 26 mai 2015
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Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ? Politiques du charisme. (extraits)
Rappelons les grandes lignes de cette fameuse typologie [Max Weber, Die drei reinen Typen der legitimem Herrschaft, in Wirtschaft und Gesellschaft]. La domination traditionnelle repose sur la « croyance en la sainteté des traditions immémoriales ». Dans la conférence « La politique comme vocation », Weber parle à ce propos de « l’éternel hier », objet d’un respect, d’une vénération attachée aux usages consacrés par le temps, aux coutumes, et parfois d’une sacralisation. La tradition est dotée d’un caractère sacré, ou au moins normatif, qui passe aussi par le respect des ancêtres et des « anciens ». (…)
La domination légale-rationnelle repose, de son côté, sur la «croyance en la légalité des règles arrêtées », et dans la conviction que ceux qui ont été désignés légalement par les autorités pour donner des ordres peuvent légitimement attendre d’être obéis. On note le caractère circulaire de cette définition, mais précisément : la domination légale se fonde sur l’idée de légalité, sur la croyance dans le bien-fondé de règles formelles et d’un pouvoir qui obéit à des procédures, des règlements, une constitution, des fonctionnaires… L’obéissance se fonde ici sur un sentiment de respect qui va à la loi comme telle, à la forme, à la règle, et non à la personne du souverain.
Il en va autrement dans le dernier « type pur », la domination charismatique. Ici, Weber parle d’une « dévotion à l’égard de la vertu héroïque ou du caractère exemplaire d’une personne individuelle ou des commandements révélés par cette personne ». Les exemples, dans « La politique comme vocation », sont ceux du prophète, du chef de guerre élu, du souverain plébiscité, du chef de parti… Ici, l’autorité ou la domination repose sur un certain rapport émotionnel entre le dominé et le(s) dirigeant(s), sur une forme de croyance dans les qualités hors du commun de ce ou ces dirigeants, que ce caractère d’exception soit vu comme d’origine magique, prophétique, ou héroïque; militaire, ou simplement lié à un art de la parole publique, à une « aura » personnelle, physique, morale…
« Rappelant que les trois termes — tradition, rationalité, charisme — correspondent à trois types d’obéissance, Aron résumait le propos weberien d’une formule à la fois simplificatrice et frappante : « L’homme obéit aux chefs que l’accoutumance consacre, que la raison désigne, que l’enthousiasme élève au-dessus des autres. » [Citation de Raymond Aron, Introduction à Max Weber, Le Savant et la Politique, Paris, Plon, 1959, rééd. 10/18 1963, p. 37]
— Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ? Politiques du charisme, Seuil, L’ordre philosophique, sept 2012, pp. 39-40
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Si [Max] Weber fait place à une rationalité formelle, celle de la légalité et des règles adaptées à des fins données, n’aurait-il pas dû faire place également au motif, présent dans la légitimation historique des démocraties modernes, d’une conformité de ce régime à des normes de la rationalité «pratique» ou «en valeur», ces valeurs de liberté et d’égalité auxquelles tout régime démocratique est aujourd’hui tenu de se référer, ne serait-ce que de façon purement théorique ?
Cette question se pose d’autant plus que Weber, parallèlement au tableau des types purs de légitimité, a construit celui des motifs d’adhésion à un pouvoir, qui semble en constituer le corollaire a parte subjecti (1), et qu’il fait place alors, à côté de l’habitude (tradition), de l’émotion admirative (charisme), et de la rationalité instrumentale, agençant les moyens en vue de fins quelconques (Zweckrationalität), à une forme de «rationalité en rapport à des valeurs» (Wertrationalität). On obéit alors aux prescriptions d’un pouvoir parce qu’on tient qu’il obéit lui-même (en principe) à des valeurs dans lesquelles on «se reconnaît». La possibilité de la désobéissance civile, voire de la résistance légitime à un pouvoir illégitime, est alors incontournable. Elle est aussi centrale pour la philosophie politique moderne. Déborde-t-elle le cadre d’une sociologie axiologiquement neutre ?
Certains spécialistes de l’œuvre de Weber estiment que celui-ci avait conscience de la nécessité d’ajouter une quatrième case dans la typologie des dominations (2). (…) Dans cette conférence (Vienne – 1917), après avoir énuméré les différents types de domination, Weber aurait conclu en montrant « comment le développement moderne de l’Etat était caractérisé par le développement progressif d’une quatrième idée de la légitimité, celle de la domination qui, officiellement au moins, tire sa propre légitimité de la volonté des dominés.»
(1) Du côté du sujet – par opposition à a parte objecti.
(2) Max Weber évoque le concept de domination dans son livre Économie et société (1921). Pour cet auteur la domination est « toute chance qu’a un individu de trouver des personnes déterminables prêtes à obéir à un ordre de contenu déterminé. » Dans le troisième chapitre de son ouvrage, Weber distingue trois types de dominations qui n’ont pas vocation à se succéder historiquement : Elles peuvent coexister et ne doivent pas être considérées comme opposées : La domination traditionnelle, la domination charismatique, la domination rationnelle-légale ou légale-rationnelle.
— Ibid., pp. 54-55
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La démarche de Kojève (Alexandre Kojève, la Notion d’autorité, Paris, Gallimard, Bibliothèque de philosophie, 2004) se veut phénoménologique, dégageant des grands types idéaux pour cerner une certaine «essence» de l’autorité, telle qu’elle se manifeste sous quatre formes que l’on peut dégager dans leur pureté eidétique. Ces quatre types auraient eu chacun leur théoricien ou leur moment de théorisation privilégié : le Père, scolarisé par la scolastique et de façon plus générale par la théologie politique, le Maître, dont Hegel a fait la figure dominante de sa dialectique de la reconnaissance, le Chef, dont Aristote aurait pensé l’essence, et le Juge que Platon aurait posé comme idéal du gouvernant. Les formes concrètes et historiques de l’autorité mêleraient empiriquement ces types purs.
– Ibid. p. 64
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La position du chef diffère de la relation maître-esclave(1), de la relation domestique et de la position royale en ce que celles-ci mettent aux prises des êtres inégaux à différents degrés.
(1) La même distinction se retrouve chez Rousseau : « Un peuple libre obéit, mais ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres ». Ici, l’écart entre chefs et maîtres passe précisément par l’intercession de la loi ou du « règne de la loi » qui casse la domination directe des hommes sur les hommes : « Il obéit aux lois mais n’obéit qu’aux lois et c’est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes ». (Lettres écrites de la montagne)
– Ibid. p. 83
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Comme le note Claude Lefort, une différence majeure entre démocratie et totalitarisme tient à la désintrication, dans la première, des ordres du pouvoir, du savoir et de la loi, d’où résulte « le fait que nul ne puisse se présenter comme détenteur de la connaissance de l’ordre social et des fins de la conduite humaine » (La Complication. Retour sur le communisme, Paris, Fayard, 1999, p. 192). Inversement, le totalitarisme s’appuie sur une nouvelle fusion du pouvoir et d’un retour sur les fins de l’histoire. Lénine présente ainsi la dictature du prolétariat : « La notion scientifique de la dictature s’applique à un pouvoir que rien de limite, qu’aucune loi, aucune règle, absolument, ne bride et qui se fonde sur la violence » (cité par Claude Lefort, op. cit., p. 69)
— Ibid., pp. 90-91
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Le chef démocratique ne détient qu’un éclat de la souveraineté cyclique qui le voue à passer du commandement à l’obéissance. (…) Ce qui est rejeté, c’est la prétention à régner « despotiquement » sur ses semblables, comme cela apparaît dans le récit que livre Hérodote à propos de l’abolition de la tyrannie, après la mort du tyran Polycrate. Maiandrios, désigné par le défunt, convoque les citoyens pour leur annoncer sa décision :
« Polycrate, leur dit-il en substance, n’avait pas mon approbation quand il régnait en despote sur des hommes qui étaient ses semblables [ou semblables à lui : homoiôn eautô]… Pour ma part, je dépose l’archê es meson, au centre, et je proclame pour vous l’isonomia. (Hérodote, Histoires, III)
[ Sur ce point, voir Herodote ]
Placer l’archê, le principe de commandement, es meson, au milieu de la cité, c’est (comme l’explicite Vernant) la placer à égale distance de tous, et ainsi instaurer l’isonomia, la loi égale pour chaque citoyen. Les « sages» auxquels on fait gloire d’avoir instauré la démocratie sont vus comme des hommes qui se situaient eux-mêmes moins « au-dessus » qu’« au milieu » de la cité, dans ce centre d’où une vue équitable des groupes, non partiale, supérieure aux intérêts des parties, est possible, et où peuvent se développer les qualités de modération et d’équité, la position d’arbitre, de médiateur, de réconciliateur dont Aristote crédite le bon politique, en écho à sa valorisation de la sophrosunê, de la sagesse pratique.
— Ibid., pp. 98-99
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[Critique de la métaphore pastorale par Kant]
« Après avoir abêti leur bétail et avoir empêché avec sollicitude ces créatures paisibles d’oser faire un pas sans la roulette d’enfant où ils les avaient emprisonnés, ils leur montrent ensuite le danger qui les menace s’ils essaient de marcher seuls. Or ce danger n’est sans doute pas si grand, car après quelques chutes ils finiraient bien par apprendre à marcher ». (Kant, Réponse à la question : « Qu’est-ce que les Lumières ? », GF Flammarion, 1991, pp. 43-44)
Kant dépeint ainsi la bienveillance trompeuse de prétendus « pasteurs » d’hommes qui doivent « abêtir » ceux-ci pour les empêcher de marcher seuls, image transparente de leur autonomie, tout en entremêlant à cette critique du pastoralisme politique le registre de la tutelle paternelle, déplacée vers le politique — au nom de l’hypothétique danger de la liberté, on infantilise les sujets en leur interdisant de penser par eux-mêmes et en les maintenant dans un état de minorité.
— Ibid. p. 118
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Dans un article paru le 26 novembre 1978, Foucault évoque « ce personnage presque mythique qu’est Khomeiny », et l’article fut intitulé par le Corriere della sera, « Le chef mythique de la révolte de l’Iran », mais les éditeurs des Dits et Ecrits nous indiquent que le titre proposé par Foucault était « La folie de l’Iran » . Le rôle du personnage « mythique » est décrit avec un mélange de fascination et de perplexité : le lien exceptionnellement intense entre Khomeiny et son peuple tient sans doute à trois choses, écrit Foucault :
« Khomeiny n’est pas là : depuis quinze ans, il vit dans un exil dont lui-même ne peut revenir qu’une fois le chah parti ; Khomeiny ne dit rien, rien d’autre que non — au chah, au régime, à la dépendance ; enfin Khomeiny n’est pas un homme politique ».
Il y a là une étonnante caractérisation de l’effet de fascination charismatique qui peut résulter de l’absence et de la distance mêmes, du silence et de l’éloignement physique comme de l’éloignement « spirituel » à l’égard de la politique concrète. C’est une figure transculturelle que celle du « roi caché » ou de « l’empereur caché », tenu en réserve de l’histoire et qui pourrait ressurgir en temps de crise ou à l’approche de la fin des temps, et l’islam chiite a particulièrement développé son pendant eschatologique, l’ « imam caché ».
— Ibid. pp. 126-127
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Lévi-Strauss confronte les observations des premiers voyageurs (Les « relations de voyage » de Jean de Léry – NDLR) à ses propres observations de terrain, quatre siècles plus tard, pour constater la permanence de certains caractères au « chef » des Indiens Nambikwara : la place du chef est moins vue comme une autorité et comme une fonction de pouvoir désirable que comme une charge et une nécessité dont les « lourdeurs » sont compensées par certains privilèges (la polygamie, et la disposition d’un certain nombre de richesses qu’il doit cependant sans cesse « donner » pour faire montre d’une des qualités essentielles attendues du chef : la générosité). Le nom désignant le chef en nambikwara devrait être traduit, note Lévi-Strauss, par « celui qui unit » ou « celui qui lie ensemble ». Le chef apparaît en effet ici comme « cause du désir du groupe de se constituer comme groupe », plutôt que comme effet du « besoin d’une autorité centrale d’un groupe déjà constitué ». Dirigeant le groupe lors de sa période de nomadisme, décidant de son lieu de sédentarité, orientant les occupations en fonction des besoins et des saisons, le chef nambikwara semble largement plus actif que le reste du groupe, qu’il exhorte souvent à « bouger » et, si l’on peut dire, à « se bouger ».
– Ibid. pp. 144-145
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On trouve, en effet, dans [l]‘organisation politique amazonienne, un rappel constant aux chefs de ce fait fondamental : le pouvoir vrai se trouve non en eux, mais dans la société. Une fois bien conscients de cette condition, oui, ils peuvent parler — leur discours est attendu, écouté avec plus ou moins d’attention, mais nécessaire comme une forme de « culture de soi » de la société elle-même, de rêverie à voix haute sur ce qu’elle pourrait être et faire, d’exhortation pour qu’elle s’améliore, d’encouragement, de conseil…
Le Chef de l’État, dans nos sociétés, n’est pas celui qui « nous » commande, qui commande à chacun et à tous. De multiples relais et chaînes d’obéissance et de « discipline » organisent les rapports d’autorité. Nous « n’obéissons » pas au Chef de l’Etat — pas directement ; mais nous aimerions peut-être, à l’écouter, être encouragés à faire vivre ce qu’il y a de précieux dans la société qui lui a confié, pour un temps, la charge d’indiquer les voies de sa perpétuation collective.
— Ibid. pp. 155-156
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« Le génie politique consiste en l’identification de l’individu avec un principe », notait Hegel dans La Constitution de l’Allemagne.
(…) Dans sa figure hégélienne, le grand homme n’est tel que parce qu’il excède sa particularité, « porte » un principe spirituel, éthique ou politique, même si la « réalisation » de ce principe passe par le truchement de ses intérêts propres et de ses passions particulières. Le trop fameux schéma de la ruse de la raison est ici à l’œuvre : la raison ne se réalise qu’à travers le jeu des passions individuelles — aussi convient-il de refuser les jugements de la « vision morale du monde », qui voudrait la raison sans les passions, la morale sans les intérêts, les idéaux sans leurs conditions de réalisation, autrement dit : l’histoire humaine sans ses mobiles les plus puissants et sans les aléas de la contingence qui la définit. Non que les idées soient sans force ; mais les idées s’incarnent dans des hommes qui restent des hommes.
— Ibid. pp. 169-171
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Le rejet d’une vision de l’histoire comme conduite par de « grands hommes » est inséparable d’une nouvelle vision de l’histoire qui dissipe l’illusion selon laquelle l’action individuelle « forgerait » l’Histoire, celle-ci étant plutôt la résultante d’un nombre indéfini d’actions et de volontés qui concourent toutes à un résultat hasardeux, qu’aucune n’a voulu. (…) L’esprit scientifique de Musil, féru de statistiques, dissout les prétentions à la maîtrise de l’action historique en appliquant à l’histoire la logique même de l’aléatoire, du hasard et de la régularité statistique, qui ne confère finalement de place éminente à personne, ou qui intègre chacun dans un ordre régi par le « principe de raison insuffisante » : rien de ce qui arrive n’arrive en vertu d’une nécessité absolue, telle que cela « devait » se passer et pas autrement ; et aucune action ne peut être sûre de son effet dans le vaste système d’interaction du tout.
— Ibid. pp. 183-184
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Dans la balance entre le charisme et ce qu’on peut appeler, pour reprendre une expression d’Althusser, la « violence inerte des structures », il est toujours hasardeux de parier sur la capacité d’un homme à transformer en profondeur un système économique et social aussi grevé d’inégalités [que celui des États-Unis, NDLR]
« La personnalité d’un homme ne pèse jamais très lourd face à la tyrannie des structures, surtout quand l’opposition se montre hystérique et que le « mouvement populaire » se résume à des syndicats en capilotade, des militants noirs cooptés par l’exécutif et des blogueurs infatués qui croient que le militantisme s’épanouit derrière un clavier ». [Serge Halimi, Le Monde Diplomatique, janvier 2010, p. 9]
— Ibid. p. 288
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L’hommage à la raison démocratique de Spinoza
(En conclusion de l’ouvrage) :
« Dans la démocratie, l’absurde est moins à craindre [que dans le gouvernement d’un seul], car il est presque impossible que la majorité des hommes, unis en un tout, si ce tout est considérable, s’accordent en une absurdité ; cela est peu à craindre en second lieu à raison de la fin de la démocratie qui n’est autre […] que de soustraire les hommes à la domination absurde de l’Appétit, et de les maintenir, autant qu’il est possible, dans les limites de la Raison, pour qu’ils vivent dans la concorde et dans la paix ; ôté ce fondement, tout l’édifice s’écroule. »
Spinoza, Traité théologico-politique, XVI, Garnier-Flammarion, 1965, p. 267
— Ibid. p. 307