« Contre l’idéologie de la compétence, l’éducation doit apprendre à penser »
Article du journal LE MONDE | 02.09.2011
Entretien avec Philippe MEIRIEU et Marcel GAUCHET, mené par Nicolas Truong
• Dans quelle mesure l’évolution de nos sociétés ébranle-t-elle les conditions de possibilité de l’entreprise éducative ?
Marcel Gauchet : Nous sommes en proie à une erreur de diagnostic : on demande à l’école de résoudre par des moyens pédagogiques des problèmes civilisationnels résultant du mouvement même de nos sociétés, et on s’étonne qu’elle n’y parvienne pas… Quelles sont ces transformations collectives qui aujourd’hui posent à la tâche éducative des défis entièrement nouveaux ? Ils concernent au moins quatre fronts : les rapports entre la famille et l’école, le sens des savoirs, le statut de l’autorité, la place de l’école dans la société.
A priori, famille et école ont la même visée d’élever les enfants : la famille éduque, l’école instruit, disait-on jadis. En pratique, les choses sont devenues bien plus compliquées.
Aujourd’hui, la famille tend à se défausser sur l’école, censée à la fois éduquer et instruire. Jadis pilier de la collectivité, la famille s’est privatisée, elle repose désormais sur le rapport personnel et affectif entre des êtres à leur bénéfice intime exclusif. La tâche éducative est difficile à intégrer à ce cadre visant à l’épanouissement affectif des personnes.
Philippe Meirieu : Nous vivons, pour la première fois, dans une société où l’immense majorité des enfants qui viennent au monde sont des enfants désirés. Cela entraîne un renversement radical : jadis, la famille « faisait des enfants », aujourd’hui, c’est l’enfant qui fait la famille. En venant combler notre désir, l’enfant a changé de statut et est devenu notre maître : nous ne pouvons rien lui refuser, au risque de devenir de « mauvais parents »…
Ce phénomène a été enrôlé par le libéralisme marchand : la société de consommation met, en effet, à notre disposition une infinité de gadgets que nous n’avons qu’à acheter pour satisfaire les caprices de notre progéniture.
Cette conjonction entre un phénomène démographique et l’émergence du caprice mondialisé, dans une économie qui fait de la pulsion d’achat la matrice du comportement humain, ébranle les configurations traditionnelles du système scolaire.
• Dans quelle mesure le face-à-face pédagogique est-il bouleversé par cette nouvelle donne ?
P. M. : Pour avoir enseigné récemment en CM2 après une interruption de plusieurs années, je n’ai pas tant été frappé par la baisse du niveau que par l’extraordinaire difficulté à contenir une classe qui s’apparente à une cocotte-minute.
Dans l’ensemble, les élèves ne sont pas violents ou agressifs, mais ils ne tiennent pas en place. Le professeur doit passer son temps à tenter de construire ou de rétablir un cadre structurant. Il est souvent acculé à pratiquer une « pédagogie de garçon de café », courant de l’un à l’autre pour répéter individuellement une consigne pourtant donnée collectivement, calmant les uns, remettant les autres au travail.
Il est vampirisé par une demande permanente d’interlocution individuée. Il s’épuise à faire baisser la tension pour obtenir l’attention. Dans le monde du zapping et de la communication « en temps réel », avec une surenchère permanente des effets qui sollicite la réaction pulsionnelle immédiate, il devient de plus en plus difficile de « faire l’école ». Beaucoup de collègues buttent au quotidien sur l’impossibilité de procéder à ce que Gabriel Madinier définissait comme l’expression même de l’intelligence, « l’inversion de la dispersion ».
Dès lors que certains parents n’élèvent plus leurs enfants dans le souci du collectif, mais en vue de leur épanouissement personnel, faut-il déplorer que la culture ne soit plus une valeur partagée en Europe et comment faire en sorte qu’elle retrouve sa centralité ?
M. G. : Le savoir et la culture étaient posés comme les instruments permettant d’accéder à la pleine humanité, dans un continuum allant de la simple civilité à la compréhension du monde dans lequel nous vivons. C’est ce qui nourrissait l’idéal du citoyen démocratique. Ils ont perdu ce statut. Ils sont réduits à un rôle utilitaire (ou distractif).
L’idée d’humanité s’est dissociée de l’idée de culture. Nous n’avons pas besoin d’elle pour exister. Nous sommes submergés par une vague de privatisation qui nous enjoint de vivre pour nous-mêmes et, surtout, de ne pas perdre notre temps à chercher à comprendre ce qui nous environne.
Derrière le slogan apparemment libertaire « faites ce que vous voulez ! », il y a un postulat nihiliste : il ne sert à rien de savoir, aucune maîtrise du monde n’est possible. Contentez-vous de ce qui est nécessaire pour faire tourner la boutique, et pour le reste, occupez-vous de vous !
L’école est prise dans ce grand mouvement de déculturation et de désintellectualisation de nos sociétés qui ne lui rend pas la tâche facile. Les élèves ne font que le répercuter avec leur objection lancinante : à quoi ça sert ? Car c’est le grand paradoxe de nos sociétés qui se veulent des « sociétés de la connaissance » : elles ont perdu de vue la fonction véritable de la connaissance.
C’est pourquoi nous avons l’impression d’une société sans pilote. Il n’y a plus de tête pour essayer de comprendre ce qui se passe : on réagit, on gère, on s’adapte. Ce dont nous avons besoin, c’est de retrouver le sens des savoirs et de la culture.
• Est-ce à dire que l’autorité du savoir et de la culture ne va plus de soi, classe difficile ou pas ? Et comment peut-on la réinventer ?
M. G. : L’autoritarisme est mort, le problème de l’autorité commence ! Le modèle de l’autorité a longtemps été véhiculé par la religion (puisque les mystères de la foi vous échappent, remettez-vous en au clergé) et par l’armée (chercher à comprendre, c’est déjà désobéir). Ces formes d’imposition sans discussion se sont écroulées, et c’est tant mieux ! Mais il faut bien constater qu’une fois qu’on les a mises à bas, la question de l’autorité se repose à nouveaux frais. Pourquoi cette question est-elle si importante à l’école ?
Tout simplement parce que l’école n’a pas d’autre moyen d’action que l’autorité : l’emploi de la force y est exclu et aucune contrainte institutionnelle n’obligera jamais quelqu’un à apprendre. La capacité de convaincre de l’enseignant dans sa classe repose sur la confiance qui lui est faite en fonction du mandat qui lui est conféré par la société et garanti par l’institution. Nous sommes là pour l’appuyer dans ce qui est une mission collective.
Or ce pacte est aujourd’hui remis en question. Les enseignants en sont réduits à leur seul charisme. Ils travaillent sans filet et sans mandat institutionnel clair. La société n’est plus derrière eux, à commencer par leur administration. C’est ce qui aboutit à la crise de l’autorité à l’école : les enseignants sont là au nom d’une collectivité qui ne reconnaît pas le rôle qu’ils exercent.
P. M. : L’autorité est en crise parce qu’elle est individuée et qu’elle n’est plus soutenue par une promesse sociale partagée. Le professeur tenait son autorité de son institution. Aujourd’hui, il ne la tient plus que de lui. L’école garantissait que l’autorité du professeur était promesse de réussite – différée, mais réelle – pour celui qui s’y soumettait.
Aujourd’hui, la promesse scolaire est éventée et le « travaille et tu réussiras » ne fait plus recette. L’école, qui était une institution, est devenue un service : les échanges y sont régis par les calculs d’intérêts à court terme. Le pacte de confiance entre l’institution scolaire et les parents est rompu. Ces derniers considèrent souvent l’école comme un marché dans lequel ils cherchent le meilleur rapport qualité/prix.
Le défi qui s’ensuit est double. Nous devons d’abord réinstitutionnaliser l’école jusque dans son architecture. Si les lycées napoléoniens ont si bien fonctionné, c’est qu’à mi-chemin entre la caserne et le couvent, ils alliaient l’ordre et la méditation. Réinstitutionnaliser l’école, c’est y aménager des situations susceptibles de susciter les postures mentales du travail intellectuel.
Il est essentiel d’y scander l’espace et le temps, d’y structurer des collectifs, d’y instituer des rituels capables de supporter l’attention et d’engager l’intention d’apprendre…
Nous devons ensuite, contre le savoir immédiat et utilitaire, contre toutes les dérives de la « pédagogie bancaire », reconquérir le plaisir de l’accès à l’oeuvre. La mission de l’école ne doit pas se réduire à l’acquisition d’une somme de compétences, aussi nécessaires soient-elles, mais elle relève de l’accès à la pensée. Et c’est par la médiation de l’oeuvre artistique, scientifique ou technologique que la pensée se structure et découvre une jouissance qui n’est pas de domination, mais de partage.
• La réinvention de l’école passe donc aussi par un réexamen critique de nos outils pédagogiques ?
P. M. : L’accès à l’oeuvre, parce qu’elle exige de différer l’instrumentalisation de la connaissance et d’entrer dans une aventure intellectuelle, se heurte à notre frénésie de savoir immédiat. Car les enfants de la modernité veulent savoir. Ils veulent même tout savoir.
Mais ils ne veulent pas vraiment apprendre. Ils sont nés dans un monde où le progrès technique est censé nous permettre de savoir sans apprendre : aujourd’hui, pour faire une photographie nette, nul n’a besoin de calculer le rapport entre la profondeur de champ et le diaphragme, puisque l’appareil le fait tout seul…
Ainsi, le système scolaire s’adresse-t-il à des élèves qui désirent savoir, mais ne veulent plus vraiment apprendre. Des élèves qui ne se doutent pas le moins de monde qu’apprendre peut être occasion de jouissance.
Des élèves rivés sur l’efficacité immédiate de savoirs instrumentaux acquis au moindre coût, et qui n’ont jamais rencontré les satisfactions fabuleuses d’une recherche exigeante. C’est pourquoi l’obsession de compétences nous fait faire fausse route. Elle relève du « productivisme scolaire », réduit la transmission à une transaction et oublie que tout apprentissage est une histoire…
En réalité, la culture française a toujours été rétive aux théories de l’apprentissage, pour leur préférer les théories de la connaissance : « l’exposé des savoirs en vérité » apparaît ainsi comme la seule méthode d’enseignement, qu’elle prenne la forme de l’encyclopédisme classique ou des référentiels de compétences béhavioristes.
Dans cette perspective, le savoir programmatique est à lui-même sa propre pédagogie, et toute médiation, tout travail sur le désir, relèvent d’un pédagogisme méprisable. Je regrette profondément l’ignorance de l’histoire de la pédagogie dans la culture française : elle nous aiderait à débusquer nos contradictions et nos insuffisances, et à réinventer l’école.
M. G. : Que savons-nous de ce que veut dire « apprendre » ? Presque rien, en réalité : nous passons sans transition du rat de laboratoire et de la psychologie cognitive aux compétences qui intéressent les entreprises. Mais l’essentiel se trouve entre les deux, c’est-à-dire l’acte d’apprendre, distinct de connaître, auquel nous ne cessons, à tort, de le ramener. Apprendre, à la base, pour l’enfant, c’est d’abord entrer dans l’univers des signes graphiques par la lecture et l’écriture, et accéder par ce moyen aux ressources du langage que fait apparaître son objectivation écrite.
Une opération infiniment difficile avec laquelle nous n’en avons jamais fini, en fait. Car lire, ce n’est pas seulement déchiffrer, c’est aussi comprendre. Cela met en jeu une série d’opérations complexes d’analyse, de contextualisation, de reconstitution sur lesquelles nous ne savons presque rien. Comment parvient-on à s’approprier le sens d’un texte ?
On constate empiriquement que certains y parviennent sans effort, alors que d’autres restent en panne, de manière inexplicable. Sur tous ces sujets, nous sommes démunis : nous nous raccrochons à un mélange de routines plus ou moins obsolètes et d’inventions pédagogiques plus ou moins aveugles.
P. M. : De même qu’aucun métier ne se réduit à la somme des compétences nécessaires pour l’exercer, aucun savoir ne se réduit à la somme des compétences nécessaires pour le maîtriser. Les compétences graphiques, scripturales, orthographiques, grammaticales suffisent-elles pour entrer dans une culture lettrée ? Je n’en crois rien, car entrer dans l’écrit, c’est être capable de transformer les contraintes de la langue en ressources pour la pensée.
Ce jeu entre contraintes et ressources relève d’un travail pédagogique irréductible à l’accumulation de savoir-faire et à la pratique d’exercices mécaniques. Il renvoie à la capacité à inventer des situations génératrices de sens, qui articulent étroitement découverte et formalisation. Or, nous nous éloignons aujourd’hui à grands pas de cela avec des livrets de compétences qui juxtaposent des compétences aussi différentes que « savoir faire preuve de créativité » et « savoir attacher une pièce jointe à un courriel ».
Que peut bien signifier alors « l’élève a 60 % des compétences requises » ? La notion de compétence renvoie tantôt à des savoirs techniques reproductibles, tantôt à des capacités invérifiables dont personne ne cherche à savoir comment elles se forment. Ces référentiels atomisent la notion même de culture et font perdre de vue la formation à la capacité de penser.
• A l’heure où nous passons des connaissances aux compétences, quels sont les leviers politiques qui permettraient de réinventer l’école ?
M. G. : L’école est à réinventer, mais elle ne pourra pas le faire seule dans son coin. Ce n’est pas un domaine de spécialité comme un autre qu’il suffirait de confier aux experts pour qu’ils trouvent les solutions. Le problème éducatif ne pourra être résolu dans ces conditions. C’est une affaire qui concerne au plus haut point la vie publique, qui engage l’avenir de nos sociétés et ne peut être traitée que comme une responsabilité collective qui nous concerne tous, et pas seulement les parents d’élèves.
L’une des évolutions actuelles les plus inquiétantes réside dans l’installation au poste de commandement d’une vision purement économique du problème, élaborée et développée à l’échelle internationale.
Ce que résume l’écho donné aux résultats des enquêtes du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA), pilotées par l’OCDE. Le ministère de l’éducation nationale ne fait plus que répercuter des conceptions très discutables du type de performances auxquelles doivent tendre les systèmes éducatifs.
Très discutables, je le précise, y compris du point de vue de l’emploi et de l’efficacité économique. Qui peut prendre au sérieux le livret de compétences introduit au collège dans le but de mieux évaluer les acquis des élèves ?
Dans le travail comme dans le reste de l’existence, c’est avec de la pensée que l’on peut progresser, à tous les niveaux. La fonction de l’école, c’est tout simplement d’apprendre à penser, d’introduire à ce bonheur qu’est la maîtrise par l’esprit des choses que l’on fait, quelles qu’elles soient. C’est, de très loin, la démarche la plus efficace. L’illusion du moment est de croire qu’on obtiendra de meilleurs résultats pratiques en abandonnant cette dimension humaniste.
P. M. : Je suis entièrement d’accord avec Marcel Gauchet sur l’importance d’une mobilisation politique sur la question de l’éducation, qui dépasse d’ailleurs celle de l’école. Les programmes éducatifs des deux principaux partis politiques français ne proposent rien de plus que de nouvelles réformes scolaires : il n’y est nullement question de la famille, du rôle des médias, de la présence des adultes dans la ville, des relations transgénérationnelles…
• Marcel Gauchet et Philippe Meirieu, alors que vous appartenez à des mouvances différentes, vous avez cherché à dépasser l’opposition entre « pédagogues » et « républicains », cette vieille querelle qui divisait les soi-disant partisans des savoirs de la transmission et ceux qui prônaient l’exclusive transmission des savoirs. Est-ce le signe de la fin d’un clivage tenace mais sclérosant ?
M. G. : L’opposition entre pédagogues et républicains me semble derrière nous. Je m’en félicite, car j’ai toujours travaillé à la dépasser. La divergence très relative entre Philippe Meirieu et moi-même tient simplement à la différence de point de départ. Philippe Meirieu part de la pédagogie, là où je pars d’une préoccupation plus politique.
Il est certes important de connaître le patrimoine pédagogique, mais je suis peut-être plus sensible que Philippe Meirieu au caractère inédit de la situation. Aucun discours hérité ne me semble immédiatement à la hauteur de la réalité scolaire dont nous faisons aujourd’hui l’expérience.
P. M. : A l’heure actuelle, l’essentiel est d’inventer une école qui soit délibérément un espace de décélération, un lieu d’apprentissage de la pensée et d’expérience d’un travail collectif solidaire. Or, sur ces questions, le patrimoine pédagogique m’apparaît d’une extrême richesse. Le clivage politique, quant à lui, se situe entre ceux qui chargent l’école de transmettre une somme de savoirs techniques garantissant à terme l’employabilité du sujet, et ceux pour qui l’école a une vocation culturelle qui dépasse la somme des compétences techniques qu’elle permet d’acquérir.
C’est là une question de société qui appelle un véritable débat démocratique.
Nicolas Truong
Marcel Gauchet, historien et philosophe
Né en 1946, est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et au Centre de recherches politiques Raymond-Aron. Rédacteur en chef de la revue « Le Débat » (Gallimard), qu’il a fondée avec Pierre Nora en 1980, il a récemment publié « La Condition historique » (Stock, coll. Les Essais, 2003), un entretien avec François Azouvi et Sylvain Piron qui retrace son parcours intellectuel et politique depuis 1968, « L’Avènement de la démocratie », t. 1 « La Révolution moderne », t. 2 « La Crise du libéralisme » et t. 3 « A l’épreuve des totalitarismes, 1914-1974 » (Gallimard, 2007-2010).
Sur l’école, il a publié, en collaboration avec Marie-Claude Blais et Dominique Ottavi, « Pour une philosophie politique de l’éducation » (Hachette Littératures, 2003) et « Les Conditions de l’éducation » (Stock, 2008).
Philippe Meirieu, pédagogue et essayiste
Né en 1949, Philippe Meirieu a été instituteur, professeur de collège et de lycée (général et professionnel). Il est aujourd’hui professeur des universités en sciences de l’éducation. Il fut responsable d’un collège expérimental, rédacteur en chef des « Cahiers pédagogiques », formateur d’enseignants. Il participa à la création des instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM), présida la consultation Quels savoirs enseigner dans les lycées ? en 1997-1998. Il dirigea l’Institut national de recherche pédagogique et l’IUFM de l’académie de Lyon. Actuellement vice-président de la région Rhône-Alpes délégué à la formation tout au long de la vie, il a notamment écrit, aux éditions ESF, « Le Choix d’éduquer » (1991), « Frankenstein pédagogue » (1996), « Faire l’école, faire la classe » (2006). Il vient de publier un livre d’entretiens avec le psychanalyste Jean-Bertrand Pontalis, « L’Ecole et son miroir » (Jacob-Duvernet, 144 p., 24,95 €).
Des rituels, oui… mais lesquels ?
Dans le cadre de la « grande mobilisation de l’École pour les valeurs de la République », le ministère de l’Éducation nationale demande de « rétablir » et de « valoriser » les « rites républicains », de développer « la compréhension et la célébration des rites et symboles de la République : hymne national, drapeau, devise » ; il demande également que « les projets d’école et d’établissement comportent des actions relatives à la formation du citoyen et à la promotion de ces valeurs ». Ces exigences – qui ne sont, en fait, pas très nouvelles – posent, en réalité, plus de problèmes qu’elles n’en résolvent. À moins – et c’est ma crainte –qu’elles ne supposent le problème déjà résolu : on ne respecte, en effet, des rituels que lorsqu’on adhère aux principes qu’ils incarnent, ou bien parce que l’on craint une sanction, ou encore parce que, comme le souligne Evelyne Charmeux, « il y a parfois une certaine jubilation à manifester les apparences de respect à l’égard de ce ou de ceux que l’on méprise » et dont on se moque intérieurement (1). Certes, il y a bien une « force d’attraction » de certains rituels qui, par l’émotion à laquelle ils appellent, exercent une véritable fascination sur les imaginaires et ont une sorte de pouvoir quasiment hypnotique sur les individus : mais on ne peut construire notre République sur ce type de comportements, au risque de côtoyer la manipulation et de basculer vers un fonctionnement gravement manipulatoire de notre symbolique républicaine. C’est pourquoi il faut, à mon sens, réfléchir sur la notion même de rituels et préciser le rôle qu’ils peuvent avoir dans une formation à la citoyenneté qui soit aussi – et c’est notre ambition légitime – une éducation à la liberté.
Les rituels ne valent que par ce qu’ils permettent
Les anthropologues nous l’affirment : pas de société humaine sans rituels. C’est aux rituels funéraires, en effet, qu’ils font remonter l’apparition de ce que nous appelons l’humanité : quand nos ancêtres décident d’enterrer et d’honorer leurs morts. Ils interrompent alors leur activité pour se « recueillir » sur les dépouilles, s’inscrivant simultanément, par ce geste, dans l’espace – où reposent les corps – et dans le temps de la généalogie qu’ils célèbrent. C’est ainsi qu’ils constituent l’ébauche d’un premier collectif institué autour de valeurs communes.
Il n’y a pas de société possible, en effet, sans rituels, pour signifier ce qui, précisément, « fait société ». Et pas d’institution sans rituels, non plus, pour instituer concrètement « ce qui fait tenir les humains ensemble » et les relations qu’on veut promouvoir entre eux. Ainsi la justice a-t-elle besoin de rituels, non pas – ou pas seulement – pour impressionner les justiciables, mais pour instituer un type de prise de parole qui évite de laisser la violence s’imposer et la loi du plus fort l’emporter. Le cérémonial judiciaire lui-même, avant même de permettre de « rendre justice », doit permettre de se parler de manière réfléchie et argumentée. Le pédagogue Janusz Korczak, qui avait institué, dans ses orphelinats et ses écoles des « tribunaux d’enfants », avec des règles de fonctionnement extrêmement strictes et un « code » très rigoureux à examiner dans un ordre précis (2), ne confiait qu’un rôle à l’adulte, celui de greffier : rôle essentiel s’il en est puisque la figure tutélaire de l’adulte consigne les propos tenus et exige ainsi de l’enfant la maîtrise de son expression, une reformulation précise jusqu’à ce qu’il dit soit intelligible et partageable, jusqu’à ce qu’une trace assumée puisse en être consignée et gardée. On voit bien le caractère éminemment formateur d’un tel dispositif. Parce qu’il est au service, tout à la fois, de la construction de la pensée et de la recherche obstinée d’une alternative au rapport de forces…
Pas de société et pas d’institution, donc, sans rituels qui témoignent de leurs valeurs, expriment les principes qui permettent de les incarner et soutiennent les efforts des personnes pour y « faire société » ensemble. Et, donc, pas d’éducation et d’enseignement sans rituels.
L’enfant, en effet, a besoin de rituels structurants : il a besoin que l’on identifie les espaces dédiés et les temps consacrés à chaque activité, non pour le brimer, mais, pour, au contraire, lui permettre de s’y adonner en toute sécurité. Il a besoin que l’on identifie et sépare clairement les lieux : la chambre des parents et la sienne, les pièces destinées aux échanges et celles réservées à l’intimité, les cadres où l’on peut jouer – voire casser – parce que l’activité y est réversible et ceux où l’on doit veiller à ne brutaliser ni les objets ni les personnes, parce que, là, on ne peut pas revenir en arrière ni abolir magiquement le mal que l’on a fait, etc. L’enfant a besoin qu’on sache scander le temps et marquer les césures entre les moments où il peut se livrer à des activités librement choisies et ceux où il convient qu’il s’inscrive dans un collectif qui, tout à la fois, lui donne une place et le protège. Et, bien sûr, l’enfant a besoin que ces rituels soient assortis d’une symbolique qui permette d’identifier clairement les frontières, de marquer précisément les étapes. C’est ainsi que l’enfant apprend à s’inscrire dans le monde, à développer sa liberté dans une collectivité.
De même, il n’est pas d’enseignement sans rituels : enseigner suppose que des espaces et des temps soient clairement dévolus à l’apprentissage. Plus encore, cela suppose que l’on mette en place des dispositifs spatio-temporels, des règles de fonctionnement fermes et lisibles qui suscitent la posture mentale requise par le type d’apprentissage visé. Célestin Freinet ne disait pas autre chose quand il prônait le « matérialisme pédagogique » : organisez l’école et la classe, le mobilier et le matériel, la décoration et les ressources, les consignes et les règles présidant aussi bien à la prise de parole qu’aux déplacements… en fonction de ce que vous voulez faire apprendre aux enfants !
Voilà qui devrait nous exonérer de l’éloge traditionnel des rituels anciens qui nous sont parfois présentés, avec une nostalgie larmoyante, comme « la » solution à tous nos problèmes ! D’autant plus si l’on ne réfléchit pas aux conditions de leur mise en œuvre ! Ainsi faudrait-il – entend-on parfois – mettre en place une « discipline de fer » pour imposer le silence dans les rangs et la mise au travail dans les classes. Oui, peut-être… mais comment ? En excluant ceux et celles qui ne se soumettent pas et, donc, en les privant de ce à quoi on a la charge de les former ? Qu’on me permette ici un exemple et un souvenir personnel : enseignant de lettres-histoire en lycée professionnel, j’avais, comme tous mes collègues, de grandes difficultés pour faire entrer calmement mes élèves en classe et construire le collectif de travail. À chaque intercours, je voyais se précipiter une horde d’adolescents qui se bousculaient et bousculaient le mobilier dans un brouhaha infernal, s’installaient sans quitter leurs manteaux et se mettaient à discuter, voire à s’activer à tout autre chose que le cours que je tentais de présenter en m’époumonant en vain ! Je décidai de mettre alors en place un rituel assez contraignant, aussi bien pour les élèves que pour moi : avant chaque heure de cours, j’inscrivais une courte citation littéraire au tableau ; je me tenais ensuite à la porte et ne faisais rentrer les élèves qu’un à un, en les saluant et en leur demandant de s’installer, de sortir leur « carnet de citations » et d’y noter celle qui leur était présentée. J’exigeais d’eux ensuite, pendant cinq minutes silencieuses, qu’ils apprennent par cœur la citation inscrite… Et le mois suivant, je confiais aux élèves eux-mêmes, chacun à leur tour, le soin de choisir une citation et de venir l’inscrire au tableau avant l’arrivée de leurs camarades… Contre toute attente, ce qui m’apparaissait presque impossible se mit à fonctionner assez vite et fort bien. Non que j’eus trouvé « la solution miracle », mais parce que ce rituel était, je crois, simultanément, une manière de réguler l’entrée dans la salle et de fixer l’attention de manière collective, de donner un signal sur ce qui était attendu de chacune et de chacun, tout en faisant découvrir le plaisir de mémoriser quelques belles formules aux élèves (qui, au passage, enrichissaient leur vocabulaire, leur syntaxe et leurs références culturelles). (3)
Que retenir de ce trop bref développement ? Que les rituels sont fondamentaux dans l’éducation, mais qu’ils ne valent que pour ce qu’ils autorisent. Et pour ce à quoi ils permettent d’accéder : la réflexion et la pensée, l’inscription dans un collectif solidaire qui brise la juxtaposition des individualismes, qui permet de suspendre la réaction pulsionnelle et de découvrir que ce à quoi l’on renonce ainsi est bien peu de choses au regard de ce à quoi l’on accède : la reconnaissance de l’appartenance, la certitude d’avoir une place et d’être protégé, la garantie de pouvoir y développer sa liberté.
Inventer des rituels éducatifs pour aujourd’hui
La « refondation » de l’École, comme la promotion de ses valeurs et de sa devise en actes, imposent donc bien un travail sur des rituels éducatifs formateurs. Mais il me paraît un peu court de limiter celui-ci à la restauration de quelques manifestations isolées autour de nos symboles républicains. Ces manifestations elles-mêmes ne seront porteuses de sens que si elles s’inscrivent dans une École « réinstitutionnalisée », autour de principes clairs et de rituels quotidiens, tout à la fois structurants et signifiants… Qu’on me permette ici, sans prétendre à l’exhaustivité, de tracer quelques pistes.
Il faut d’abord, me semble-t-il, poursuivre l’effort engagé déjà, ici ou là, pour mettre en place des rituels politiques forts : la remise de la carte d’électeur – pour autant qu’elle ait fait l’objet, en amont, d’une préparation sérieuse – pourrait être systématisée, avec, à cette occasion, des témoignages d’anciens, voire un système de parrainage systématique, et, bien évidemment, l’invitation de classes primaires et secondaires qui pourraient vivre là une utile leçon d’instruction civique.
Dans les écoles et les établissements scolaires, l’urgence est, à mes yeux, la mise en place de rituels de structuration du collectif. L’École, en effet – telle que notre République la promeut –, ne peut être fondée sur le sentiment d’appartenance communautaire ; tout au contraire, elle s’oppose au repli clanique et fait le pari que, non seulement, tous les enfants peuvent apprendre, mais aussi qu’ils peuvent « apprendre ensemble », en dépit – et, si possible, en raison – de leurs différences d’origines et de sensibilités. Or, si la communauté « tient » en quelque sorte toute seule, puisqu’elle est portée par les forces centripètes de l’adhésion préalable et de l’affectivité réciproque, le collectif doit être construit, pied à pied, obstinément. Il faut, pour cela, évidemment, rompre avec l’anonymat et la parcellisation qui gangrènent nombre de nos collèges et lycées ; il faut des groupes à taille humaine gérés par des équipes pédagogiques qui connaissent et accompagnent ensemble tous les élèves ; il faut faire exister physiquement et symboliquement ces groupes par des rencontres régulières entre tous les élèves et tous les adultes qui les encadrent, par des projets collectifs où chacune et chacun peut avoir une place, par des engagements valorisés où le collectif se donne à voir dans sa diversité et sa cohérence à la fois, à l’image de la République que nous voulons. Bref, il faut sortir l’institution scolaire du paradigme de la « gestion des flux » pour la faire entrer dans celui de la construction de véritables « collectifs apprenants ».
Pour accompagner ce mouvement, on doit aussi – et de nombreuses voix se lèvent aujourd’hui pour en rappeler l’importance (4) – développer les rituels portés par les activités artistiques. Le théâtre, la danse, les arts du cirque, la musique ou les arts plastiques, permettent, en effet, de découvrir le caractère essentiel de la scansion du temps, de la focalisation de l’attention, comme ils ouvrent la voie à un apprentissage fondamental pour la formation du citoyen : le passage de la gesticulation au geste, du borborygme à la parole, par la construction de l’intentionnalité. Mais la pratique du sport peut également être très formatrice, dès lors, qu’elle intègre la question de la structuration d’un « espace hors menace », la métabolisation de l’agressivité grâce à des règles qui, tout à la fois, protègent l’intégrité de chacun et permettent à tous de « jouer » avec les autres : les arts martiaux représentent, sans aucun doute, parmi d’autres sports, une belle école de la maîtrise de soi et du respect d’autrui, pour peu, bien évidemment, qu’ils soient accompagnés d’une réflexion sur les valeurs qui les animent.
Car la pierre de touche, la matrice du rituel éducatif républicain est là : dans la pratique de ce que les pédagogues nomment « le conseil », dans ce qu’ils ont développé autour des « ateliers philo » comme des « heures de vie de classe ». Bien loin des caricatures qui en sont faites et qui présentent parfois ces dispositifs comme d’aimables bavardages, c’est la mise en œuvre du « sursis à l’acte », fondateur pour « apprendre à penser », et de la construction de projets, essentielle pour que chacun accède à une responsabilité au sein d’un ensemble solidaire. Pour que chacun ait une place : car – nous le savons bien et l’observons tous les jours –, ce sont ceux à qui l’on n’a pas donné de place qui veulent prendre toute la place et font voler en éclats bien des intentions générales et généreuses ! Comme l’a superbement expliqué Francis Imbert, c’est dans ces rituels de construction du collectif que « la voix se détache du cri », que « l’enfant hors-la-loi se libère du masque qui le brûle (…) parce qu’il dispose d’un lieu d’interpellation – d’appel et de partage de paroles – et peut, à la différence de Narcisse, se séparer des images dans lesquelles il se pétrifiait et se consumait ». (5).
Évidemment, la mise en place de tels « rituels de construction du collectif » requiert des conditions pédagogiques rigoureuses : régularité, effectivité sur la longue durée, préparation minutieuse, organisation matérielle facilitante, mise en place de rôles aux fonctions définies (occupés de manière tournante), protocole strict de prise parole, présence d’une mémoire collective écrite qui sert de lien et de référence, engagement d’un enseignant qui n’hésite pas à prendre ses responsabilités quand le dispositif dérape ou qu’une menace apparaît… (6). Ce n’est pas simple, mais sans cela, je crains que les appels à la vertu citoyenne – aussi pathétiques soient-ils – ne restent lettre morte !
Mobilisons nous donc, à l’École, pour les valeurs de la République : « Liberté – Égalité – Fraternité ». Assumons sereinement la nécessité de construire des rituels forts et formateurs. Avec la part inévitable de contraintes qu’ils comportent. Mais avec, en ligne de mire, ce principe pédagogique fondateur : « Les belles contraintes sont celles qui permettent l’émergence de la pensée et de la liberté ».
– Café pédagogique – L’Expresso – 30-01-2015