LÉVINAS Emmanuel

«Penser autrui relève de l’irréductible inquiétude pour l’autre.»
— Cité par Christiane TAUBIRA, Garde des Sceaux, à l’occasion du débat sur le mariage pour tous, Assemblée Nationale, Janvier-Février 2013

Le visage

Que se passe-t-il quand je regarde autrui face à face ?

Je ne sais si l’on peut parler de « phénoménologie » du visage, puisque la
phénoménologie décrit ce qui apparaît. De même, je me demande si l’on peut
parler d’un regard tourné vers le visage, car le regard est connaissance,
perception. Je pense plutôt que l’accès au visage est d’emblée éthique. C’est
lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez
les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure
manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses
yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale
avec autrui. La relation avec le visage peut certes être dominée par la
perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas.
Il y a d’abord la droiture même du visage, son exposition droite, sans défense.
La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue,
bien que d’une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une
pauvreté essentielle ; la preuve en est qu’on essaie de masquer cette pauvreté
en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé,
comme nous invitant à un acte de violence. En même temps, le visage est ce qui
nous interdit de tuer.

(…) Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire
qu’autrui, dans la rectitude de son visage, n’est pas un personnage dans un
contexte. D’ordinaire, on est un « personnage » : on est professeur à la Sorbonne,
vice-président du Conseil d’Etat, fils d’untel, tout ce qui est dans le passeport, la
manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel du
terme, est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa
relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c’est
toi. En ce sens, on peut dire que le visage n’est pas « vu ». Il est ce qui ne peut
devenir un contenu, que votre pensée embrasserait ; il est l’incontenable, il vous
mène au-delà. C’est en cela que la signification du visage le fait sortir de l’être
en tant que corrélatif d’un savoir. Au contraire, la vision est recherche d’une
adéquation ; elle est ce qui par excellence absorbe l’être. Mais la relation au
visage est d’emblée éthique. Le visage est ce qu’on ne peut tuer, ou du moins
dont le sens consiste à dire : « tu ne tueras point ». Le meurtre, il est vrai, est un
fait banal : on peut tuer autrui ; l’exigence éthique n’est pas une nécessité
ontologique. L’interdiction de tuer ne rend pas le meurtre impossible, même si
l’autorité de l’interdit se maintient dans la mauvaise conscience du mal accompli
— Le temps et l’autre, Paris, PUF, Quadrige, 1983, Malignité du mal, Ethique et infini, p. 91.

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