ARAGON Louis

« Je suis plein du silence assourdissant d’aimer ».

— Le fou d’Elsa, 1963

Le paysan de Paris

La réalité est l’absence apparente de contradictions.
Le merveilleux, c’est la contradiction qui apparaît dans le réel.
L’amour est un état de confusion du réel et du merveilleux. Dans cet état, les contradictions de l’être apparaissent comme réellement essentielles à l’être.
— Le Paysan de Paris, t. 1, livre III, p. 911

Prose du bonheur et d’Elsa

Louis Aragon

Louis Aragon

Le roman inachevé, 1956

Sa première pensée appelle son amour
Elsa L’aurore a brui du ressac des marées
Elsa Je tombe Où suis-je Et comme un galet lourd
L’homme roule après l’eau sur les sables du jour
Donc une fois de plus l’amour s’est retirée
Abandonnant ici ce corps à réméré

Ce coeur qui me meurtrit est-ce encore moi-même
Quel archet sur ma tempe accorde un violon
Elsa Tout reprend souffle à dire que je t’aime
Chaque aube qui se lève est un nouveau baptême
Et te remet vivante à ma lèvre de plomb
Elsa Tout reprend souffle à murmurer ton nom

Le monde auprès de toi recommence une enfance
Déchirant les lambeaux d’un songe mal éteint
Et je sors du sommeil et je sors de l’absence
Sans avoir jamais su trouver accoutumance
A rouvrir près de toi mes yeux tous les matins
A revenir vers toi de mes déserts lointains

Tout ce qui fut sera pour peu qu’on s’en souvienne
En dormant mon passé que ne l’ai-je perdu
Mais voilà je gardais une main dans les miennes
Il suffit d’une main que l’univers vous tienne
Toi que j’ai dans mes bras dis où m’entraînes-tu
Douleur et douceur d’être ensemble confondues

Un jour de plus un jour Que la barge appareille
Sur la berge s’enfuit novembre exfolié
Ce que disent les gens me revient aux oreilles
Il va falloir subir à nouveau mes pareils
Depuis le soir d’hier les avais-je oubliés
Mais dans les joncs déjà j’entends les jars crier

Je ne sais vraiment pas ce que peut bien poursuivre
Cet animal en moi comme un seau dans un puits
Qu’est ce que j’ai vraiment à m’obstiner de vivre
Quand je n’ai plus sur moi que la couleur du givre
L’âge dans mon visage et dans mon sang la nuit
N’achèvera-t-on pas l’écorché que je suis

J’écoute au fond de moi l’écho de mes artères
Je connais cette horreur soudain quand il m’emplit
Faut-il se borner à subir et se taire
Faut-il donc sans y croire accomplir les mystères
Comme le sanglier blessé les accomplit
Si le valet des chiens ne sonne l’hallali

Quoi je dormais toujours ou qu’est ce paysage
Quel songe m’habitait dans l’intime des draps
Où tu vas je te suis La vie est ton sillage
Je te tiens contre moi Tout le reste est mirage
J’étais fou tout à l’heure Allons où tu voudras
Non je n’ai jamais mal quand je t’ai dans mes bras

Je vis pour ce soleil secret cette lumière
Depuis le premier jour à jouer sur ta joue
Cette lèvre rendue à sa pâleur première
On peut me déchirer de toutes les manières
M’écarteler briser percer de mille trous
Souffrir en vaut la peine et j’accepte ma roue

Ah ne me parlez pas de roses de l’automne
C’est toujours le front pur de l’enfant que je l’aimais
Sa paupière a gardé le teint des anémones
Je vis pour ce printemps furtif que tu me donnes
Quand contre mon épaule indolemment tu mets
Ta tête et les parfums adorables de mai

L’amour que j’ai de toi garde son droit d’aînesse
Sur toute autre raison par quoi vivre est basé
C’est par toi que mes jours des ténèbres renaissent
C’est par toi que je vis Elsa de ma jeunesse
Ô saisons de mon coeur ô lueurs épousées
Elsa ma soif et ma rosée

Comme un battoir laissé dans le bleu des lessives
Un chant dans la poitrine à jamais enfoui
L’ombre oblique d’un arbre abattu sur la rive
Que serais-je sans toi qu’un homme à la dérive
Au fil de l’étang mort une étoupe rouie
Ou l’épave à vau-l’eau d’un temps évanoui

J’étais celui qui sait seulement être contre
Celui qui sur le noir parie à tout moment
Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi qu’un coeur au bois dormant
Que serai-je sans toi que ce balbutiement

Un bonhomme hagard qui ferme sa fenêtre
Le vieux cabot parlant des anciennes tournées
L’escamoteur qu’on fait à son tour disparaître
Je vois parfois celui que je n’eus manqué d’être
Si tu n’étais venue changer ma destinée
Et n’avais relevé le cheval couronné

Je te dois tout je ne suis rien que ta poussière
Chaque mot de mon chant c’est de toi qu’il venait
Quand ton pied s’y posa je n’étais qu’une pierre
Ma gloire et ma grandeur seront d’être ton lierre
Le fidèle miroir où tu te reconnais
Je ne suis que ton ombre et ta menue monnaie

J’ai tout appris de toi sur les choses humaines
Et j’ai vu désormais le monde à ta façon
J’ai tout appris de toi comme on boit aux fontaines
Comme on lit dans le ciel les étoiles lointaines
Comme au passant qui chante on reprend sa chanson
J’ai tout appris de toi jusqu’au sens du frisson

J’ai tout appris de toi pour ce qui me concerne
Qu’il fait jour à midi qu’un ciel peut être bleu
Que le bonheur n’est pas un quinquet de taverne
Tu m’as pris par la main dans cet enfer moderne
Où l’homme ne sait plus ce que c’est d’être deux
Tu m’as pris par la main comme un amant heureux

Il vient de m’échapper un aveu redoutable
Quel verset appelait ce répons imprudent
Comme un nageur la mer Comme un pied nu le sable
Comme un front de dormeur la nappe sur la table
L’alouette un miroir La porte l’ouragan
La forme de ta main la caresse du gant

Le ciel va-t-il vraiment me le tenir à crime
Je l’ai dit j’ai vendu mon ombre et mon secret
Ce que ressent mon coeur sur la sagesse prime
Je l’ai dit sans savoir emporté par la rime
Je l’ai dit sans calcul je l’ai dit d’un seul trait
De s’être dit heureux qui donc ne blêmirait

Le bonheur c’est un mot terriblement amer
Quel monstre emprunte ici le masque d’une idée
Sa coiffure de sphinx et ses bras de chimère
Debout dans les tombeaux des couples qui s’aimèrent
Le bonheur comme l’or est un mot clabaudé
Il roule sur la dalle avec un bruit de dés

Qui parle du bonheur a souvent les yeux tristes
N’est-ce pas un sanglot de la déconvenue
Une corde brisée aux doigts du guitariste
Et pourtant je vous dis que le bonheur existe
Ailleurs que dans le rêve ailleurs que dans les nues
Terre terre voici ses rades inconnues

Croyez-moi ne me croyez pas quand j’en témoigne
Ce que je sais du malheur m’en donne le droit
Si quand on marche vers le soleil il s’éloigne
Si la nuque de l’homme est faite pour la poigne
Du bourreau si ses bras sont promis à la croix
Le bonheur existe et j’y crois

Tu m’as conduit dans la garrigue à l’heure où l’air n’est que cigales
Les troupeaux anciens n’ont laissé qu’un peu d’une terre frugale
Et ce parfum de la lavande on dirait foulé de leurs pieds
Qui croît des pores de la pierre à tort et travers jointoyée
C’est la terre d’un songe ancien comme il tombe des sarcophages
Pleine d’insectes enkystés d’élytres et de coquillages
Elle a le carmin du kermès qui pousse sur les chênes-nains

Écrase-le pour voir le sang végétal te teindre les mains
Et ce serpent ruiné sans rien qui tienne ensemble ses écailles
Ce long cheminement qui est ce qui reste d’une muraille
Comme il s’agissait toujours de marquer les propriétés
Mais regarde-moi ces zigzags c’est drôlement mal arpenté
C’est un fichu cache-nez que les siècles ont mangé aux mites
On a depuis belle lurette oublié ce qu’il délimite
Et que ce fut le grand terrain domanial de l’épidémie
Transhumance interdite ici comme aux gens de guerre aux brebis
A cause des exhalaisons ordre à tous de porter le masque
Même aux morts qui jonchent le sol entre Carpentras et Venasque
Voilà le nom lâché Venasque ô ville où je fus avec toi
Où l’église juché à des pierres tombales sur le toit
Tu aimes ces contrées de peste entre la Durance et le Rhône
Ce pays sans eau ces hauteurs où la Peur avait fait son trône
Tu l’ouvres devant moi cet incunable plein de tragédies
De meurtres et de poisons noirs Moi j’écoute ce que tu dis
Et j’entends ce remue-ménage et se levant des ossuaires
Les fantômes qui font un bruit caché d’armes sous leur suaire
Tu m’as conduit dans cet autre pays de la confusion

Dans ce pays de banqueroute où rien n’est que dérision
Décor plâtras La bise entre comme elle veut dans les demeures
Toutes pareilles plus ou moins à des tombeaux de parfumeurs
Des cabochons en veux-tu en voilà pour faire plus coquet
Regarde-moi les plantes vertes qu’on a mises sur les quais
Il y a ce quartier perdu quand on suit le chemin de fer
Où les immeubles et les gens ont fait de mauvaises affaires
Ce palais délabré qu’emplit une marmaille débraillée
Le linge y pend partout sur les balcons les escaliers
Mais le pis peut-être que ce sont les pensions de famille
Où ça sent à la fois la poudre de riz et la camomille
Chambre avec kitchenette et le robinet d’eau froide larmoie
La belle époque y rend sa dernière bague à la fin du mois
Pitié pour qui sur la figure a toujours le trente et quarante
Le carnaval est là pour lui prouver que la vie est marrante
La femme de ménage appelle ici les Italiens Piémontais
A toi bien sûr elle racontera le drame qu’elle tait
Le père de son fils un beau matin parti pour le Maroc
Cette femme en blanc que tu fais surgir c’est l’Ange du baroque
Énigmes Mots croisés de la Côte et toi seule en as la clef
Soudain la mer a balayé la Promenade des Anglais
Nous sommes partis d’ici par le dernier petit train de Digne
Et des motards à plumes de coq couraient le long de la ligne

Tout cela me vient pêle-mêle et ne tient pas compte du temps
J’ai traversé toute la France et toi tout au bout tu m’attends
Je revois le papier mural de notre chambre à Carcassonne
Et le désespoir qu’on ne pouvait partager avec personne
Une chambre succède à l’autre nuit une nuit suit une autre nuit
On dirait que le bras de l’ange exterminateur nous poursuit
Un bordel pour le front de l’Est Toute la smala dans la cour
Et le fiancé qui voulait s’enfuir de la prison de Tours
Nous débarrasser de son lit le diable m’emporte comment
Il n’y a pas de différence entre la vie et tes romans
Te voilà dans la neige avec les faux papiers Tu marches vite
Vers la maison dans la montagne par toi quelque part décrite
C’est la Noël Nous sommes abominablement malheureux
Quand la porte s’ouvre on jette du genévrier plein le feu
Qu’une grande flamme en ton honneur alors nous saute à la face
Mais nous ne resterons pas ici Que voulez-vous qu’on y fasse
Nous voilà boulevard Morland dans ce petit rez-de-chaussée
Je ne distingue plus ce que tu dis de ce qui s’est passé
Schéhérazade au village où le Commandant Azur se cache
Tu es assise au coeur du monde et tu écris contre la hache
Encore un conte pour prolonger l’univers jusqu’à demain
Un soldat vert feuilletait ton manuscrit debout dans le train
Ou cette nuit au-dessus d’une boucherie à Saint-Rambert
La mort est pour un autre jour la croix pour un autre calvaire
Quand il n’en reste que la cendre où est la mémoire du feu
Notre temps pour le bien comprendre il faut le chercher dans tes yeux
Avez-vous lu La Femme au diamant J’adore cette histoire
L’éclipse pour la déchiffrer on a besoin de verres noirs
Schéhérazade ô récitante et ce n’est plus toi qui supplies
Au mille et unième matin quand le dernier astre a pâli
Alors tu tournes ce regard d’aube sur les choses futures
Et derrière toi dans la brume on aperçoit tes créatures
Jenny Thérèse Elizabeth ce peuple mouvant que voici
Dans le faux jour de la voyance et le néon des pharmacies
Le troupeaux hideux des marchands de biens et des soldeurs de stocks
Et cet espèce de beau garçon qui se perd dans son époque
Avez-vous remarqué que c’est la même chose qu’elle dit
Dans chaque livre et dans chacun que c’est la même tragédie
Pour le faire comprendre mieux elle-même a pris ce visage
Atroce ô mon amour c’est exiger de moi trop grand courage
Ce spectacle à quoi bon D’où sort cette sauvage cruauté
Cette apocalypse Écartez de moi ce miroir écartez
De moi ce miroir Enlevez au moins ce mot qui fait si mal
Pourquoi tes doigts dans la blessure et cette souffrance animale
Qui grandit Les mots tombent de mon coeur oh que ce soit la fin
Jusqu’ici je ne savais pas où la douleur humaine atteint
Mais d’où te vient cette science à toi qui l’écris et l’enseignes
Toi par qui je comprends tout ce qui palpite et tout ce qui saigne
Tu es l’air qui porte vers moi la vie et ses pollens légers
Vint mil neuf cent cinquante-six comme un poignard sur mes paupières
Tout ce que je vois est ma croix tout ce que j’aime est en danger
Et sans toi je n’aurais été que l’homme qui reçoit les pierres
Mais tu m’as chanté la chanson du Rendez-vous des étrangers

•••

Tant que j’aurai le pouvoir de frémir
Et sentirai le souffle de la vie
Jusqu’en sa menace
Tant que le mal m’astreindra de gémir
Tant que j’aurai mon coeur et ma folie
Ma vieille carcasse

Tant que j’aurai le froid de la sueur
Tant que ma main l’essuiera sur mon front
Comme du salpêtre
Tant que mes yeux suivront une lueur
Tant que mes pieds meurtris me porteront
Jusqu’à la fenêtre

Quand ma nuit serait un long cauchemar
L’angoisse du jour sans rémission
Même une seconde
Avec la douleur pour seul étendard
Sans rien espérer les désertions
Ni la fin du monde

Quand je ne pourrais ni veiller ni dormir
Ni battre les murs quand je ne pourrais
Plus être moi-même
Penser ni rêver ni me souvenir
Ni départager la peur du regret
Les mots du blasphème

Ni battre les murs ni rompre ma tête
Ni briser mes bras ni crever les cieux
Que cela finisse
Que l’homme triomphe enfin de la bête
Que l’âme à jamais survive à ses yeux
Et le cri jaillisse

Je resterai le sujet du bonheur
Se consumer pour la flamme au brasier
C’est l’apothéose
Je resterai fidèle à mon seigneur
La rose naît du mal qu’a le rosier
Mais elle est la rose

Déchirez ma chair partagez mon corps
Qu’y verrez-vous sinon le paradis
Elsa ma lumière
Vous l’y trouverez comme un chant d’aurore
Comme un jeune monde encore au lundi
Sa douceur première

Fouillez fouillez bien le fond des blessures
Disséquez les nerfs et craquez les os
Comme des noix tendres
Une chose seule une chose est sûre
Comme l’eau profonde au pied des roseaux
Le feu sous la cendre

Vous y trouverez le bonheur du jour
Le parfum nouveau des premiers lilas
La source et la rive
Vous y trouverez Elsa mon amour
Vous y trouverez son air et son pas
Elsa mon eau vive

Vous retrouverez dans mon sang ses pleurs
Vous retrouverez dans mon chant sa voix
Ses yeux dans mes veines
Et tout l’avenir de l’homme et des fleurs
Toute la tendresse et toute la joie
Et toutes les peines

Tout ce qui confond d’un même soupir
Plaisir et douleur aux doigts des amants
Comme dans leur bouche
Et qui fait pareil au tourment le pire
Cette chose en eux cet étonnement
Quand l’autre vous touche

Égrenez le fruit la grenade mûre
Égrenez ce coeur à la fin calmé
De toutes ses plaintes
Il n’en restera qu’un nom sur le mur
Et sous le portrait de la bien-aimée
Mes paroles peintes

•••

J’étais celui qui sait seulement être contre
Celui qui sur le noir parie à tout moment
Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi qu’un cœur au bois dormant
Que serais-je sans toi que ce balbutiement

Un bonhomme hagard qui ferme sa fenêtre
Le vieux cabot qui parle des anciennes tournées
L’escamoteur qu’on fait à son tour disparaître
Je vois parfois celui que je n’eus manqué d’être
Si tu n’étais venue changer ma destinée
Et n’avais relevé le cheval couronné

Je te dois tout je ne suis rien que ta poussière
Chaque mot de mon chant c’est de toi qu’il venait
Quand ton pied s’y posa je n’étais qu’une pierre
Ma gloire et ma grandeur seront d’être ton lierre
Le fidèle miroir où tu te reconnais
Je ne suis que ton ombre et ta menue monnaie

J’ai tout appris de toi sur les choses humaines
Et j’ai vu désormais le monde à ta façon
J’ai tout appris de toi comme on boit aux fontaines
Comme on lit dans le ciel les étoiles lointaines
Comme au passant qui chante on reprend sa chanson
J’ai tout appris de toi jusqu’au sens du frisson

J’ai tout appris de toi pour ce qui me concerne
Qu’il fait jour à midi qu’un ciel peut être bleu
Que le bonheur n’est pas un quinquet de taverne
Tu m’as pris par la main dans cet enfer moderne
Où l’homme ne sait plus ce que c’est qu’être deux
Tu m’as pris par la main comme un amant heureux.

•••

La Rose et le Réséda

Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
Tous deux adoraient la belle
Prisonnière des soldats
Lequel montait à l’échelle
Et lequel guettait en bas
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas

Qu’importe comment s’appelle
Cette clarté sur leur pas
Que l’un fut de la chapelle
Et l’autre s’y dérobât
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
Tous les deux étaient fidèles
Des lèvres du coeur des bras

Et tous les deux disaient qu’elle
Vive et qui vivra verra
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
Quand les blés sont sous la grêle
Fou qui fait le délicat
Fou qui songe à ses querelles
Au coeur du commun combat

Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
Du haut de la citadelle
La sentinelle tira
Par deux fois et l’un chancelle
L’autre tombe qui mourra
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas

Ils sont en prison Lequel
A le plus triste grabat
Lequel plus que l’autre gèle
Lequel préfère les rats
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
Un rebelle est un rebelle
Deux sanglots font un seul glas

Et quand vient l’aube cruelle
Passent de vie à trépas
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
Répétant le nom de celle
Qu’aucun des deux ne trompa
Et leur sang rouge ruisselle
Même couleur même éclat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas

Il coule il coule il se mêle
À la terre qu’il aima
Pour qu’à la saison nouvelle
Mûrisse un raisin muscat
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
L’un court et l’autre a des ailes
De Bretagne ou du Jura

Et framboise ou mirabelle
Le grillon rechantera
Dites flûte ou violoncelle
Le double amour qui brûla
L’alouette et l’hirondelle
La rose et le réséda

— Extrait de « La Diane Française », édition Seghers

→Lire l’analyse de ce poème ici : http://www.bacdefrancais.net/roseetreseda.php

•••

La guerre et ce qui s’ensuivit

Les ombres se mêlaient et battaient la semelle
Un convoi se formait en gare à Verberie
Les plates formes se chargeaient d’artillerie
On hissait les chevaux les sacs et les gamelles

Il y avait un lieutenant roux et frisé
Qui criait sans arrêt dans la nuit des ordures
On s’énerve toujours quand la manœuvre dure
Et qu’au-dessus de vous éclatent les fusées

On part Dieu sait pour où  Ça tient du mauvais rêve
On glissera le long de la ligne de feu
Quelque part ça commence à n’être plus du jeu
Les bonshommes là-bas attendent la relève

Le train va s’en aller noir en direction
Du sud en traversant les campagnes désertes
Avec ses wagons de dormeurs la bouche ouverte
Et les songes épais des respirations

Il tournera pour éviter la capitale
Au matin pâle On le mettra sur une voie
De garage Un convoi qui donne de la voix
Passe avec ses toits peints et ses croix d’hôpital

Et nous vers l’est à nouveau qui roulons Voyez
La cargaison de chair que notre marche entraîne
Vers le fade parfum qu’exhalent les gangrènes
Au long pourrissement des entonnoirs noyés

Tu n’en reviendras pas toi qui courais les filles
Jeune homme dont j’ai vu battre le cœur à nu
Quand j’ai déchiré ta chemise et toi non plus
Tu n’en reviendras pas vieux joueur de manille

Qu’un obus a coupé par le travers en deux
Pour une fois qu’il avait un jeu du tonnerre
Et toi le tatoué l’ancien Légionnaire
Tu survivras longtemps sans visage sans yeux

Roule au loin roule train des dernières lueurs
Les soldats assoupis que ta danse secoue
Laissent pencher leur front et fléchissent le cou
Cela sent le tabac la laine et la sueur

Comment vous regarder sans voir vos destinées
Fiancés de la terre et promis des douleurs
La veilleuse vous fait de la couleur des pleurs
Vous bougez vaguement vos jambes condamnées

Vous étirez vos bras vous retrouvez le jour
Arrêt brusque et quelqu’un crie Au jus là-dedans
Vous bâillez Vous avez une bouche et des dents
Et le caporal chante Au pont de Minaucourt

Déjà la pierre pense où votre nom s’inscrit
Déjà vous n’êtes plus qu’un mot d’or sur nos places
Déjà le souvenir de vos amours s’efface
Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri.

•••

C’est une chose étrange à la fin que le monde…

Chant II : extrait du recueil « Les yeux de la mémoire », 1954

Que la vie en vaut la peine

C’est une chose étrange à la fin que le monde
Un jour je m’en irai sans en avoir tout dit
Ces moments de bonheur ces midis d’incendie
La nuit immense et noire aux déchirures blondes.

Rien n’est si précieux peut-être qu’on le croit
D’autres viennent. Ils ont le cœur que j’ai moi-même
Ils savent toucher l’herbe et dire je vous aime
Et rêver dans le soir où s’éteignent des voix.

D’autres qui referont comme moi le voyage
D’autres qui souriront d’un enfant rencontré
Qui se retourneront pour leur nom murmuré
D’autres qui lèveront les yeux vers les nuages.

II y aura toujours un couple frémissant
Pour qui ce matin-là sera l’aube première
II y aura toujours l’eau le vent la lumière
Rien ne passe après tout si ce n’est le passant.

C’est une chose au fond, que je ne puis comprendre
Cette peur de mourir que les gens ont en eux
Comme si ce n’était pas assez merveilleux
Que le ciel un moment nous ait paru si tendre.

Oui je sais cela peut sembler court un moment
Nous sommes ainsi faits que la joie et la peine
Fuient comme un vin menteur de la coupe trop pleine
Et la mer à nos soifs n’est qu’un commencement.

Mais pourtant malgré tout malgré les temps farouches
Le sac lourd à l’échine et le cœur dévasté
Cet impossible choix d’être et d’avoir été
Et la douleur qui laisse une ride à la bouche.

Malgré la guerre et l’injustice et l’insomnie
Où l’on porte rongeant votre cœur ce renard
L’amertume et Dieu sait si je l’ai pour ma part
Porté comme un enfant volé toute ma vie.

Malgré la méchanceté des gens et les rires
Quand on trébuche et les monstrueuses raisons
Qu’on vous oppose pour vous faire une prison
De ce qu’on aime et de ce qu’on croit un martyre.

Malgré les jours maudits qui sont des puits sans fond
Malgré ces nuits sans fin à regarder la haine
Malgré les ennemis les compagnons de chaînes
Mon Dieu mon Dieu qui ne savent pas ce qu’ils font.

Malgré l’âge et lorsque, soudain le cœur vous flanche
L’entourage prêt à tout croire à donner tort
Indifférent à cette chose qui vous mord
Simple histoire de prendre sur vous sa revanche.

La cruauté générale et les saloperies
Qu’on vous jette on ne sait trop qui faisant école
Malgré ce qu’on a pensé souffert les idées folles
Sans pouvoir soulager d’une injure ou d’un cri.

Cet enfer Malgré tout cauchemars et blessures
Les séparations les deuils les camouflets
Et tout ce qu’on voulait pourtant ce qu’on voulait
De toute sa croyance imbécile à l’azur.

Malgré tout je vous dis que cette vie fut belle
Qu’à qui voudra m’entendre à qui je parle ici
N’ayant plus sur la lèvre un seul mot que merci
Je dirai malgré tout que cette vie fut belle.

— Les Yeux et la mémoire, 1954, Chant II, Que la vie en vaut la peine

•••

Chanson pour oublier Dachau

•••

Je chante pour passer le temps

Je chante pour passer le temps
Petit qu’il me reste de vivre
Comme on dessine sur le givre
Comme on se fait le cœur content
A lancer cailloux sur l’étang
Je chante pour passer le temps

J’ai vévu le jour des merveilles
Vous et moi souvenez-vous-en
Et j’ai franchi le mur des ans
Des miracles plein les oreilles
Notre univers n’est plus pareil
J’ai vécu le jour des merveilles

Allons que ces doigts se dénouent
Comme le front d’avec la gloire
Nos yeux furent premiers à voir
Les nuages plus bas que nous
Et l’alouette à nos genoux
Allons que ces doigts se dénouent

Nous avons fait des clairs de lune
Pour nos palais et nos statues
Qu’importe à présent qu’on nous tue
Les nuits tomberont une à une
La Chine s’est mise en Commune
Nous avons fait des clairs de lune

Et j’en dirais et j’en dirais
Tant fut cette vie aventure
Où l’homme a pris grandeur nature
Sa voix par-dessus les forêts
Les monts les mers et les secrets
Et j’en dirais et j’en dirais

Oui pour passer le temps je chante
Au violon s’use l’archet
La pierre au jeu des ricochets
Et que mon amour est touchante
Près de moi dans l’ombre penchante
Oui pour passer le temps je chante

Je passe le temps en chantant
Je chante pour passer le temps.

Je me souviens

Ô la nostalgie à retrouver de vieilles cartes postales
Où le ciel est toujours bleu l’arbre toujours vert la mer étale
Sans doute on ne les met dans l’album que pour les photographies
Je suis seul à savoir ce que l’écriture au dos signifie
Les diminutifs les phrases banales
Au-dessus de ce monde mort on voit traîner des cerfs-volants
Poignées de main de Castelnaudary bons baisers du Mont-Blanc
Un bonjour de Saint-Jean-de-Luz salutations de la Baule
Je suis depuis trois jours ici c’est plein de Parisiens très drôles
Nous avons fait un voyage excellent
Je me souviens de nuits qui n’ont été rien d’autre que des nuits
Je me souviens de jours où rien d’important ne s’était produit
Un café dans le bois près de la gare Saint Nom La Bretèche
Le bonheur extraordinaire en été d’un verre d’eau fraîche
Les Champs-Elysées un soir sous la pluie

— Chanté par Yves Montand – Musique de Philippe Gérard

Chanson pour oublier Dachau

Nul ne réveillera cette nuit les dormeurs
Il n’y aura pas à courir les pieds nus dans la neige
Il ne faudra pas se tenir les poings sur les hanches jusqu’au matin
Ni marquer le pas le genou plié devant un gymnasiarque dément
Les femmes de quatre-vingt-trois ans les cardiaques ceux qui justement
Ont la fièvre ou des douleurs articulaires ou
Je ne sais pas moi les tuberculeux
N’écouteront pas les pas dans l’ombre qui s’approchent
Regardant leurs doigts déjà qui s’en vont en fumée

Nul ne réveillera cette nuit les dormeurs

Ton corps n’est plus le chien qui rôde et qui ramasse
Dans l’ordure ce qui peut lui faire un repas
Ton corps n’est plus le chien qui saute sous le fouet
Ton corps n’est plus cette dérive aux eaux d’Europe
Ton corps n’est plus cette stagnation cette rancœur
Ton corps n’est plus la promiscuité des autres
N’est plus sa propre puanteur
Homme ou femme tu dors dans des linges lavés

Ton corps

Quand tes yeux sont fermés quelles sont les images
Qui repassent au fond de leur obscur écrin
Quelle chasse est ouverte et quel monstre marin
Fuit devant les harpons d’un souvenir sauvage
Quand tes yeux sont fermés revois-tu revoit-on
Mourir aurait été si doux à l’instant même
Dans l’épouvante où l’équilibre est stratagème
Le cadavre debout dans l’ombre du wagon
Quand tes yeux sont fermés quel charançon les ronge
Quand tes yeux sont fermés les loups font-ils le beau
Quand tes yeux sont fermés ainsi que des tombeaux
Sur des morts sans suaire en l’absence des songes

Tes yeux

Homme ou femme retour d’enfer
Familiers d’autres crépuscules
Le goût de soufre aux lèvres gâtant le pain frais
Les réflexes démesurés à la quiétude villageoise de la vie
Comparant tout sans le vouloir à la torture
Déshabitués de tout
Hommes et femmes inhabiles à ce semblant de bonheur revenu
Les mains timides aux têtes d’enfants
Le cœur étonné de battre

Leurs yeux

Derrière leurs yeux pourtant cette histoire
Cette conscience de l’abîme
Et l’abîme
Où c’est trop d’une fois pour l’homme être tombé

Il y a dans ce monde nouveau tant de gens
Pour qui plus jamais ne sera naturelle la douceur
Il y a dans ce monde ancien tant et tant de gens
Pour qui toute douceur est désormais étrange
Il y a dans ce monde ancien et nouveau tant de gens
Que leurs propres enfants ne pourront pas comprendre

Oh vous qui passez
Ne réveillez pas cette nuit les dormeurs

[In : Le Nouveau Crève-Cœur • 1948 ]

•••

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s